Discours de la méthode
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DISCOURS DE LA METHODE
POUR BIEN CONDUIRE SA RAISON,
ET CHERCHER LA VERITE DANS LES SCIENCES
Si ce discours semble trop long pour être lu en une fois, on le
pourra distinguer en six parties. Et, en la première, on trouvera
diverses considérations touchant les sciences. En la seconde, les
principales règles de la méthode que l'auteur a cherchée. En la
troisième, quelques unes de celles de la morale qu'il a tirée de
cette méthode. En la quatrième, les raisons par lesquelles il prouve
l'existence de Dieu et de l'âme humaine, qui sont les fondements de
sa métaphysique. En la cinquième, l'ordre des questions de physique
qu'il a cherchées, et particulièrement l'explication des mouvements
du coeur et de quelques autres difficultés qui appartiennent à
la médecine; puis aussi la différence qui est entre notre âme et
celle des bêtes. Et en la dernière, quelles choses il croit être
requises pour aller plus avant en la recherche de la nature qu'il n'a
été, et quelles raisons l'ont fait écrire.
PREMIERE PARTIE
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Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée; car chacun
pense en être si bien pourvu [122] que ceux même qui sont les plus
difficiles à Contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en
désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que
tous se trompent: mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien
juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce
qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous
les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de
ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement
de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne
considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir
l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus
grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des
plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement
peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit
chemin, que ne font ceux qui courent et qui s'en éloignent.
Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus
parfait que ceux du commun; même j'ai souvent souhaité d'avoir la
pensée aussi prompte, ou l'imagination aussi nette et distincte ou la
mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne
sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection
de l'esprit; car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est
[123] la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des
bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun; et
suivre en ceci l'opinion commune des philosophes, qui disent qu'il
n'y a du plus et du moins qu'entre les accidents, et non point entre
les formes ou natures des individus d'une même espèce.
Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup
d'heur de m'être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui
m'ont conduit à des considérations et des maximes dont j'ai formé une
méthode, par laquelle il me semble que j'ai moyen d'augmenter par
degrés ma connoissance, et de l'élever peu à peu au plus haut point
auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui
pourront permettre d'atteindre. Car j'en ai déjà recueilli de tels
fruits, qu'encore qu'au jugement que je fais de moi-même je tâche
toujours de pencher vers le côté de la défiance plutôt que vers celui
de la présomption, et que, regardant d'un oeil de philosophe les
diverses actions et entreprises de tous les hommes, il n'y en ait
quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de
recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà
fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles
espérances pour l'avenir, que si, entre les occupations des hommes,
purement hommes, il [124] y en a quelqu'une qui soit solidement bonne
et importante, j'ose croire que c'est celle que j'ai choisie.
Toutefois il se peut faire que je me trompe, et ce n'est peut-être
qu'un peu de cuivre et de verre que je prends pour de l'or et
des diamants. Je sais combien nous sommes sujets à nous méprendre en
ce qui nous touche, et combien aussi les jugements de nos amis nous
doivent être suspects, lorsqu'ils sont en notre faveur. Mais je serai
bien aise de faire voir en ce discours quels sont les chemins que
j'ai suivis, et d'y représenter ma vie comme en un tableau, afin que
chacun en puisse juger, et qu'apprenant du bruit commun les opinions
qu'on en aura, ce soit un nouveau moyen de m'instruire, que
j'ajouterai à ceux dont j'ai coutume de me servir.
Ainsi mon dessein n'est pas d'enseigner ici la méthode que chacun
doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire
voir en quelle sorte j'ai taché de conduire la mienne. Ceux qui se
mêlent de donner des préceptes se doivent estimer plus habiles que
ceux auxquels ils les donnent; et s'ils manquent en la moindre chose,
ils en sont blâmables. Mais, ne proposant cet écrit que comme une
histoire, ou, si vous l'aimez mieux, que comme une fable, en
laquelle, parmi quelques exemples qu'on peut imiter, on en trouvera
[125] peut-être aussi plusieurs autres qu'on aura raison de ne pas
suivre, j'espère qu'il sera utile a quelques uns sans être nuisible à
personne, et que tous me sauront gré de ma franchise.
J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance; et, pourcequ'on me
persuadoit que par leur moyen on pouvoit acquérir une connoissance
claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j'avois un
extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j'eus achevé tout ce
cours d'études, au bout duquel on a coutume d'être reçu au rang des
doctes, je changeai entièrement d'opinion. Car je me trouvois
embarrassé de tant de doutes et d'erreurs, qu'il me sembloit n'avoir
fait autre profit, en tâchant de m'instruire, sinon que j'avois
découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins j'étois en
l'une des plus célèbres écoles de l'Europe, où je pensois qu'il
devoit y avoir de savants hommes, s'il y en avoit en aucun endroit de
la terre. J'y avois appris tout ce que les autres y apprenoient; et
même, ne m'étant pas contenté des sciences qu'on nous enseignoit,
j'avois parcouru tous les livres traitant de celles qu'on estime les
plus curieuses et les plus rares, qui avoient pu tomber entre
mes mains. Avec cela je savois les jugements que les autres faisoient
de moi; et je ne voyois point qu'on m'estimât inférieur à mes
condisciples, bien qu'il y en eut déjà entre eux quelques-uns qu'on
[126] destinoit à remplir les places de nos maîtres. Et enfin notre
siècle me sembloit aussi fleurissant et aussi fertile en bons esprits
qu'ait été aucun des précédents. Ce qui me faisoit prendre la liberté
de juger par moi de tous les autres, et de penser qu'il n'y avoit
aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu'on m'avoit auparavant
fait espérer.
Je ne laissois pas toutefois d'estimer les exercices auxquels on
s'occupe dans les écoles. Je savois que les langues qu'on y apprend
sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens; que la
gentillesse des fables réveille l'esprit; que les actions mémorables
des histoires le relèvent, et qu'étant lues avec discrétion elles
aident à former le jugement; que la lecture de tous les bons livres
est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles
passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée
en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de
leurs pensées; que l'éloquence a des forces et des
beautés incomparables; que la poésie a des délicatesses et des
douceurs très ravissantes; que les mathématiques ont des inventions
très subtiles, et qui peuvent beaucoup servir tant à contenter les
curieux qu'à faciliter tous les arts et diminuer le travail
des hommes; que les écrits qui traitent des moeurs contiennent
plusieurs enseignements et plusieurs exhortations à la vertu qui sont
fort utiles; que la [127] théologie enseigne à gagner le ciel; que la
philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses,
et se faire admirer des moins savants; que la jurisprudence, la
médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des
richesses à ceux qui les cultivent et enfin qu'il est bon de les
avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus
fausses, afin de connoître leur juste valeur et se garder d'en
être trompé.
Mais je croyois avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même
aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à
leurs fables. Car c'est quasi le même de converser avec ceux des
autres siècles que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des
moeurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et
que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit
ridicule et contre raison, ainsi qu'ont coutume de faire ceux qui
n'ont rien vu. Mais lorsqu'on emploie trop de temps à voyager, on
devient enfin étranger en son pays; et lorsqu'on est trop curieux des
choses qui se pratiquoient aux siècles passés, on demeure
ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci.
Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme
possibles qui ne le sont point; et que même les histoires les plus
fidèles, si elles ne [128] changent ni n'augmentent la valeur des
choses pour les rendre plus dignes d'être lues, au moins en
omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres
circonstances, d'où vient que le reste ne paroit pas tel qu'il est,
et que ceux qui règlent leurs moeurs par les exemples qu'ils en
tirent sont sujets à tomber dans les extravagances des paladins de
nos romans, et à concevoir des desseins qui passent leurs forces.
J'estimois fort l'éloquence, et j'étois amoureux de la poésie; mais
je pensois que l'une et l'autre étoient des dons de l'esprit plutôt
que des fruits de l'étude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort,
et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et
intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils
proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton, et qu'ils
n'eussent jamais appris de rhétorique; et ceux qui ont les inventions
les plus agréables et qui les savent exprimer avec le plus d'ornement
et de douceur, ne laisseraient pas d'être les meilleurs poëtes,
encore que l'art poétique leur fût inconnu.
Je me plaisois surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et
de l'évidence de leurs raisons : mais je ne remarquois point encore
leur vrai usage; et, pensant qu'elles ne servoient qu'aux arts
mécaniques, je m'étonnois de ce que leurs fondements étant si fermes
et si solides, on n'avoit rien [129] bâti dessus de plus relevé :
comme au contraire je comparois les écrits des anciens païens qui
traitent des moeurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques
qui n'étoient bâtis que sur du sable et sur de la boue : ils élèvent
fort haut les vertus, et les font paroître estimables par-dessus
toutes les choses qui sont au monde; mais ils n'enseignent pas assez
à les connoître, et souvent ce qu'ils apprennent d'un si beau nom
n'est qu'une insensibilité, ou un orgueil . ou un désespoir, ou
un parricide.
Je révérois notre théologie, et prétendois autant qu'aucun autre à
gagner le ciel : mais ayant appris, comme chose très assurée, que le
chemin n'en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu'aux plus
doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus
de notre intelligence, je n'eusse osé les soumettre à la foiblesse de
mes raisonnements; et je pensois que, pour entreprendre de les
examiner et y réussir, il étoit besoin d'avoir quelque extraordinaire
assistance du ciel, et d'être plus qu'homme.
Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu'elle a été
cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis
plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune
chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je
n'avois point assez de [130] présomption pour espérer d'y rencontrer
mieux que les autres; et que, considérant combien il peut y avoir de
diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par
des gens doctes, sans qu'il y en puisse avoir jamais plus d'une seule
qui soit vraie, je réputois presque pour faux tout ce qui n'étoit
que vraisemblable.
Puis, pour les autres sciences, d'autant qu'elles empruntent leurs
principes de la philosophie, je jugeois qu'on ne pouvoit avoir rien
bâti qui fût solide sur des fondements si peu fermes; et ni l'honneur
ni le gain qu'elles promettent n'étoient suffisants pour me convier à
les apprendre : car je ne me sentois point, grâces à Dieu, de
condition qui m'obligeât à faire un métier de la science pour le
soulagement de ma fortune; et, quoique je ne fisse pas profession de
mépriser la gloire en cynique, je faisois néanmoins fort peu d'état
de celle que je n'espérois point pouvoir acquérir qu'à faux titres.
Et enfin, pour les mauvaises doctrines, je pensois déjà connoître
assez ce qu'elles valoient pour n'être plus sujet à être trompé ni
par les pro messes d'un alchimiste, ni par les prédictions d'un
astrologue, ni par les impostures d'un magicien ni par les artifices
ou la vanterie d'aucun de ceux qui font profession de savoir plus
qu'ils ne savent.
C'est pourquoi, sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de
mes précepteurs, je quittai [131] entièrement l'étude des lettres; et
me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se
pourroit trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde,
j'employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des
armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à
recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi- même dans les
rencontres que la fortune me proposoit, et partout à faire telle
réflexion sur les choses qui se présentoient que j'en pusse tirer
quelque profit. Car il me sembloit que je pourrois rencontrer
beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait
touchant les affaires qui lui importent, et dont l'événement le doit
punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme
de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne
produisent aucun effet, et qui ne lui sont d'autre conséquence, sinon
que peut- être il en tirera d'autant plus de vanité qu'elles seront
plus éloignées du sens commun, à cause qu'il aura dû employer
d'autant plus d'esprit et d'artifice à tâcher de les
rendre vraisemblables. Et j'avois toujours un extrême désir
d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en
mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.
Il est vrai que pendant que je ne faisois que considérer les moeurs
des autres hommes, je n'y [132] trouvois guère de quoi m'assurer, et
que j'y remarquois quasi autant de diversité que j'avois fait
auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus
grand profit que j'en retirois étoit que, voyant plusieurs choses
qui, bien qu'elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne
laissent pas d'être communément reçues et approuvées par d'autres
grands peuples, j'apprenois à ne rien croire trop fermement de ce qui
ne m'avoit été persuadé que par l'exemple et par la coutume : et
ainsi je me délivrois peu à peu de beaucoup d'erreurs qui peuvent
offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables
d'entendre raison. Mais, après que j'eus employé quelques années à
étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d'acquérir quelque
expérience, je pris un jour résolution d'étudier aussi en moi-même,
et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins
que je devois suivre; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble,
que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres.
SECONDE PARTIE
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J'étois alors en Allemagne, où l'occasion des guerres qui n'y sont
pas encore finies m'avoit appelé; et comme je retournois du
couronnement de [133] l'empereur vers l'armée, le commencement de
l'hiver m'arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation
qui me divertît, et n'ayant d'ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni
passions qui me troublassent, je demeurois tout le jour enfermé seul
dans un poêle, où j'avois tout le loisir de m'entretenir de
mes pensées. Entre lesquelles l'une des premières fut que je m'avisai
de considérer que souvent il n'y a pas tant de perfection dans les
ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers
maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que
les bâtiments qu'un seul architecte a entrepris et achevés ont
coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs
ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui
avoient été bâties à d'autres fins. Ainsi ces anciennes cités qui,
n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par
succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal
compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace a
sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs
édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art
qu'en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici
un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et
inégales, on diroit que c'est plutôt la fortune que la volonté de
[134] quelques hommes usants de raison, qui les a ainsi disposés. Et
si on considère qu'il y a eu néanmoins de tout temps quelques
officiers qui ont eu charge de prendre garde aux bâtiments des
particuliers, pour les faire servir à l'ornement du public, on
connoîtra bien qu'il est malaisé, en ne travaillant que sur les
ouvrages d'autrui, de faire des choses fort accomplies. Ainsi je
m'imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et
ne s'étant civilisés que peu à peu, n'ont fait leurs lois qu'à mesure
que l'incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne
sauroient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement
qu'ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque
prudent législateur. Comme il est bien certain que l'état de la vraie
religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit être
incomparablement mieux réglé que tous les autres. Et, pour parler des
choses humaines, je crois que si Sparte a été autrefois très
florissante, ce n'a pas été à cause de la bonté de chacune de ses
lois en particulier, vu que plusieurs étoient fort étranges, et même
contraires aux bonnes moeurs; mais à cause que, n'ayant été inventées
que par un seul, elles tendoient toutes à même fin. Et ainsi je
pensai que les sciences des livres, au moins celles dont les raisons
ne sont que probables, et qui n'ont aucunes démonstrations, s'étant
composées [135] et grossies peu à peu des opinions de plusieurs
diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que
les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de
bon sens touchant les choses qui se présentent. Et ainsi encore je
pensai que pourceque nous avons tous été enfants avant que d'être
hommes, et qu'il nous fallu longtemps être gouvernés par nos appétits
e t nos précepteurs, qui étoient souvent contraires les uns aux
autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseilloient
peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos
jugements soient si purs ni si solides qu'ils auroient été si nous
avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre
naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle.
Il est vrai que nous ne voyons point qu'on jette par terre toutes les
maisons d'une ville pour le seul dessein de les refaire d'autre façon
et d'en rendre les rues plus belles; mais on voit bien que plusieurs
font abattre les leurs, pour les rebâtir, et que même quelquefois ils
y sont contraints, quand elles sont en danger de tomber
d'elles-mêmes, et que les fondements n'en sont pas bien fermes. A
l'exemple de quoi je me persuadai qu'il n'y auroit véritablement
point d'apparence qu'un particulier fît dessein de réformer un état,
en y changeant tout dès les fondements, et en le [136] renversant
pour le redresser; ni même aussi de réformer le corps des sciences,
ou l'ordre établi dans les écoles pour les enseigner : mais que, pour
toutes les opinions que j'avois reçues jusques alors en ma créance,
je ne pouvois mieux faire que d'entreprendre une bonne fois de les en
ôter, afin d'y en remettre par après ou d'autres meilleures, ou bien
les mêmes lorsque je les aurois ajustées au niveau de la raison. Et
je crus fermement que par ce moyen je réussirois à conduire ma vie
beaucoup mieux que si je ne bâtissois que sur de vieux fondements et
que je ne m'appuyasse que sur les principes que je m'étois laissé
persuader en ma jeunesse, sans avoir jamais examiné s'ils
étoient vrais. Car, bien que je remarquasse en ceci diverses
difficultés, elles n'étoient point toutefois sans remède, ni
comparables à celles qui se trouvent en la réformation des moindres
choses qui touchent le public. Ces grands corps sont trop malaisés à
relever étant abattus, ou même à retenir étant ébranlés, et leurs
chutes ne peuvent être que très rudes. Puis, pour leurs
imperfections, s'ils en ont, comme la seule diversité qui est entre
eux suffit pour assurer que plusieurs en ont, l'usage les a sans
doute fort adoucies, et même il en a évité ou corrigé insensiblement
quantité, auxquelles on ne pourroit si bien pourvoir par prudence; et
enfin elles sont quasi toujours plus insupportables que ne [137]
seroit leur changement; en même façon que les grands chemins, qui
tournoient entre des montagnes, deviennent peu à peu si unis et si
commodes, à force d'être frequentés, qu'il est beaucoup meilleur de
les suivre, que d'entreprendre d'aller plus droit, en grimpant
au-dessus des rochers et descendant jusques aux bas des précipices.
C'est pourquoi je ne saurois aucunement approuver ces humeurs
brouillonnes et inquiètes, qui, n'étant appelées ni par leur
naissance ni par leur fortune au maniement des affaires publiques, ne
laissent pas d'y faire toujours en idée quelque nouvelle réformation;
et si je pensois qu'il y eût la moindre chose en cet écrit par
laquelle on me pût soupçonner de cette folie, je serois très marri de
souffrir qu'il fût publié. Jamais mon dessein ne s'est étendu plus
avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans
un fonds qui est tout à moi. Que si mon ouvrage m'ayant assez plu, je
vous en fais voir ici le modèle, ce n'est pas, pour cela, que je
veuille conseiller à personne de l'imiter. Ceux que Dieu a mieux
partagés de ses grâces auront peut être des desseins plus relevés;
mais je crains bien que celui-ci ne soit déjà que trop hardi
pour plusieurs. La seule résolution de se défaire de toutes les
opinions qu'on a reçues auparavant en sa créance n'est pas un exemple
que chacun doive [137] suivre. Et le monde n'est quasi composé que de
deux sortes d'esprits auxquels il ne convient aucunement : à savoir
de ceux qui, se croyant plus habiles qu'ils ne sont, ne se peuvent
empêcher de précipiter leurs jugements, ni avoir assez de patience
pour conduire par ordre toutes leurs pensées, d'où vient que, s'ils
avoient une fois pris la liberté de douter des principes qu'ils ont
reçus, et de s'écarter du chemin commun, jamais ils ne pourroient
tenir le sentier qu'il faut prendre pour aller plus droit, et
demeureroient égarés toute leur vie; puis de ceux qui, ayant assez de
raison ou de modestie pour juger qu'ils sont moins capables de
distinguer le vrai d'avec le faux que quelques autres par lesquels
ils peuvent être instruits, doivent bien plutôt se contenter de
suivre les opinions de ces autres, qu'en chercher eux mêmes
de meilleures.
Et pour moi j'aurois été sans doute du nombre de ces derniers, si je
n'avois jamais eu qu'un seul maître, ou que je n'eusse point su les
différences qui ont été de tout temps entre les opinions des
plus doctes. Mais ayant appris dès le collège qu'on ne sauroit rien
imaginer de si étrange et si peu croyable, qu'il n'ait été dit par
quelqu'un des philosophes; et depuis, en voyageant, ayant reconnu que
tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres ne sont
pas pour cela [139] barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent
autant ou plus que nous de raison; et ayant considéré combien un même
homme, avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des
Français ou des Allemands, devient différent de ce qu'il seroit s'il
avoit toujours vécu entre des Chinois ou des cannibales, et comment,
jusques aux modes de nos habits, la même chose qui nous a plu il y a
dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous
semble maintenant extravagante et ridicule; en sorte que c'est bien
plus la coutume et l'exemple qui nous persuade, qu'aucune
connoissance certaine; et que néanmoins la pluralité des voix n'est
pas une preuve qui vaille rien, pour les vérités un peu malaisées à
découvrir, à cause qu'il est bien plus vraisemblable qu'un homme seul
les ait rencontrées que tout un peuple; je ne pouvois choisir
personne dont les opinions me semblassent devoir être préférées à
celles des autres, et je me trouvai comme contraint d'entreprendre
moi-même de me conduire.
Mais, comme un homme qui marche seul, et dans les ténèbres, je me
résolus d'aller si lentement et d'user de tant de circonspection en
toutes choses, que si je n'avançois que fort peu, je me garderois
bien au moins de tomber. Même je ne voulus point commencer à rejeter
tout-à-fait aucune des opinions qui s'étoient pu glisser autrefois en
ma [140] créance sans y avoir été introduites par la raison, que je
n'eusse auparavant employé assez de temps à faire le projet de
l'ouvrage que j'entreprenois et à chercher la vraie méthode pour
parvenir à la connoissance de toutes les choses dont mon esprit
seroit capable.
J'avois un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la
philosophie, à la logique, et, entre les mathématiques, à l'analyse
des géomètres et à l'algèbre, trois arts ou sciences qui sembloient
devoir contribuer quelque chose à mon dessein. Mais, en les
examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la
plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à
autrui les choses qu'on sait, ou même, comme l'art de Lulle, à parler
sans jugement de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre; et bien
qu'elle contienne en effet beaucoup de préceptes très vrais et très
bons, il y en a toutefois tant d'autres mêlés parmi, qui sont ou
nuisibles ou superflus qu'il est presque aussi malaisé de les en
séparer, que de tirer une Diane ou une Minerve hors d'un bloc de
marbre qui n'est point encore ébauché. Puis, pour l'analyse des
anciens et l'algèbre des modernes, outre qu'elles ne s'étendent qu'à
des matières fort abstraites, et qui ne semblent d'aucun usage, la
première est toujours si astreinte à la considération des figures,
qu'elle ne peut [141] exercer l'entendement sans fatiguer
beaucoup l'imagination; et on s'est tellement assujetti en la
dernière à certaines règles et à certains chiffres, qu'on en a fait
un art confus et obscur qui embarrasse l'esprit, au lieu d'une
science qui le cultive. Ce qui fut cause que je pensai qu'il falloit
chercher quelque autre méthode, qui, comprenant les avantages de ces
trois, fût exempte de leurs défauts. Et comme la multitude des lois
fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un étal est bien
mieux réglé lorsque, n'en ayant que fort peut, elles y sont fort
étroitement observées; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes
dont la logique est composée, je crus que j'aurois assez des quatre
suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de
ne manquer pas une seule fois a les observer.
Le premier étoit de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je
ne la connusse évidemment être telle; c'est-à-dire, d'éviter
soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre
rien de plus en mes jugements que ce qui se présenteroit si
clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune
occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerois, en
autant de parcelles qu'il se pourroit, et qu'il seroit requis pour
les mieux résoudre.
[142] Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant
par les objets les plus simples et les plus aisés à connoître, pour
monter peu à peu comme par degrés jusques à la connoissance des plus
composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent
point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des
revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les
géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus
difficiles démonstrations, m'avoient donné occasion de m'imaginer que
toutes les choses qui peuvent tomber sous la connoissance des hommes
s'entresuivent en même façon, et que, pourvu seulement qu'on
s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on
garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des
autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne
parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre. Et je ne fus pas
beaucoup en peine de chercher par lesquelles il étoit besoin
de commencer: car je savois déjà que c'étoit par les plus simples et
les plus aisées à connoître; et, considérant qu'entre tous ceux qui
ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n'y a eu que
les seuls mathématiciens qui ont pu [143] trouver quelques
démonstrations, c'est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes,
je ne doutois point que ce ne fût par les mêmes qu'ils ont examinées;
bien que je n'en espérasse aucune autre utilité, Sinon qu'elles
accoutumeroient mon esprit à se repaître de vérités, et ne se
contenter point de fausses raisons. Mais je n'eus pas dessein pour
cela de tâcher d'apprendre toutes ces sciences particulières qu'on
nomme communément mathématiques; et voyant qu'encore que leurs objets
soient différents elle ne laissent pas de s'accorder toutes, en ce
qu'elles n'y considèrent autre chose que les divers rapports ou
proportions qui s'y trouvent, je pensai qu'il valoit mieux que
j'examinasse seulement ces proportions en général, et sans les
supposer que dans les sujets qui serviroient à m'en rendre la
connoissance plus aisée, même aussi sans les y astreindre aucunement,
afin de les pouvoir d'autant mieux appliquer après à tous les autres
auxquels elles conviendroient. Puis, ayant pris garde que pour les
connoître j'aurois quelquefois besoin de les considérer chacune en
particulier, et quelquefois seulement de les retenir, ou de les
comprendre plusieurs ensemble, je pensai que, pour les considérer
mieux en particulier, je les devois supposer en des lignes, à cause
que je ne trouvois rien de plus simple, ni que je pusse plus
distinctement représenter à mon imagination [144] et à mes sens; mais
que, pour les retenir, ou les comprendre plusieurs ensemble, il
falloit que je les expliquasse par quelques chiffres les plus courts
qu'il seroit possible; et que, par ce moyen, j'emprunterois tout le
meilleur de l'analyse géométrique et de l'algèbre, et corrigerois
tous les défauts de l'une par l'autre.
Comme en effet j'ose dire que l'exacte observation de ce peu de
préceptes que j'avois choisis me donna telle facilité à démêler
toutes les questions auxquelles ces deux sciences s'étendent, qu'en
deux ou trois mois que j'employai à les examiner, ayant commencé par
les plus simples et plus générales, et chaque vérité que je trouvois
étant une règle qui me servoit après à en trouver d'autres, non
seulement je vins à bout de plusieurs que j'avois jugées autrefois
très difficiles, mais il me sembla aussi vers la fin que je pouvois
déterminer, en celles même que j'ignorois, par quels moyens et
jusqu'où il étoit possible de les résoudre. En quoi je ne vous
paroîtrai peut-être pas être fort vain, si vous considérez que, n'y
ayant qu'une vérité de chaque chose, quiconque la trouve en sait
autant qu'on en peut savoir; et que, par exemple, un enfant instruit
en l'arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se
peut assurer d'avoir trouvé, touchant la somme qu'il examinoit, tout
ce que l'esprit humain [145] sauroit trouver: car enfin la méthode
qui enseigne à suivre le vrai ordre, et à dénombrer exactement toutes
les circonstances de ce qu'on cherche, contient tout ce qui donne de
la certitude aux règles d'arithmétique.
Mais ce qui me contentoit le plus de cette méthode étoit que par elle
j'étois assuré d'user en tout de ma raison, sinon parfaitement, au
moins le mieux qui fût en mon pouvoir : outre que je sentois, en la
pratiquant, que mon esprit s'accoutumoit peu à peu à concevoir plus
nettement et plus distinctement ses objets; et que, ne l'ayant point
assujettie à aucune matière particulière, je me promettois de
l'appliquer aussi utilement aux difficultés des autres sciences que
j'avois fait à celles de l'algèbre. Non que pour cela j'osasse
entreprendre d'abord d'examiner toutes celles qui se présenteroient,
car cela même eût été contraire à l'ordre qu'elle prescrit : mais,
ayant pris garde que leurs principes devoient tous être empruntés de
la philosophie, en laquelle je n'en trouvois point encore de
certains, je pensai qu'il falloit avant tout que je tâchasse d'y
en établir; et que, cela étant la chose du monde la plus importante,
et où la précipitation et la prévention étoient le plus à craindre,
je ne devois point entreprendre d'en venir à bout que je n'eusse
atteint un âge bien plus mûr que celui de vingt-trois ans que j'avois
alors, et que je n'eusse [146] auparavant employé beaucoup de temps à
m'y préparer, tant en déracinant de mon esprit toutes les mauvaises
opinions que j'y avois reçues avant ce temps-là, qu'en faisant amas
de plusieurs expériences, pour être après la matière de mes
raisonnements, et en m'exerçant toujours en la méthode que je m'étois
prescrite, afin de m'y affermir de plus en plus.
TROISIEME PARTIE
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Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le
logis où on demeure, que de l'abattre, et de faire provision de
matériaux et d'architectes, ou s'exercer soi-même à l'architecture,
et outre cela d'en avoir soigneusement tracé de dessin, mais qu'il
faut aussi s'être pourvu de quelque autre où on puisse être logé
commodément pendant le temps qu'on y travaillera; ainsi, afin que je
ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison
m'obligeroit de l'être en mes jugements, et que je ne laissasse pas
de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrois, je me formai
une morale par provision, qui ne consistoit qu'en trois ou quatre
maximes dont je veux bien vous faire part.
La première étoit d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays,
retenant constamment la [147] religion en laquelle Dieu m'a fait la
grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute
autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus
éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par
les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurois à vivre. Car,
commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à
cause que je les voulois remettre toutes à l'examen, j'étois assuré
de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés. Et encore
qu'il y en ait peut-être d'aussi bien sensés parmi les Perses ou les
Chinois que parmi nous, il me sembloit que le plus utile étoit de me
régler selon ceux avec lesquels j'aurois à vivre; et que, pour savoir
quelles étoient véritablement leurs opinions, je devois plutôt
prendre garde à ce qu'ils pratiquoient qu'à ce qu'ils disoient, non
seulement à cause qu'en la corruption de nos moeurs il y a peu de
gens qui veuillent dire tout ce qu'ils croient, mais aussi à cause
que plusieurs l'ignorent eux-mêmes; car l'action de la pensée par
laquelle on croit une chose étant différente de celle par laquelle on
connoît qu'on la croit, elles sont souvent l'une sans l'autre. Et,
entre plusieurs opinions également reçues, je ne choisissois que les
plus modérées, tant à cause que ce sont toujours les plus commodes
pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tous excès
ayant coutume d'être mauvais, comme aussi [148] afin de me détourner
moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant choisi
l'un des extrêmes, c'eût été l'autre qu'il eût fallu suivre. Et
particulièrement je mettois entre les excès toutes les promesses par
lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté; non que je
désapprouvasse les lois, qui, pour remédier à l'inconstance des
esprits foibles, permettent, lorsqu'on a quelque bon dessein, ou
même, pour la sûreté du commerce, quelque dessein qui n'est
qu'indifférent, qu'on fasse des voeux ou des contrats qui obligent à
y persévérer mais à cause que je ne voyois au monde aucune chose qui
demeurât toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me
promettois de perfectionner de plus en plus mes jugements, et non
point de les rendre pires, j'eusse pensé commettre une grande faute
contre le bon sens, si, pourceque j'approuvois alors quelque chose,
je me fusse obligé de la prendre pour bonne encore après, lorsqu'elle
auroit peut-être cessé de l'être, ou que j'aurois cessé de
l'estimer telle.
Ma seconde maxime étoit d'être le plus ferme et le plus résolu en mes
actions que je pourrois, et de ne suivre pas moins constamment les
opinions les plus douteuses lorsque je m'y serois une fois déterminé,
que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les
voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas
errer en [149] tournoyant tantôt d'un côté tantôt d'un autre, ni
encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus
droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour
de foibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement
que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par ce
moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au
moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que
dans le milieu d'une forêt. Et ainsi les actions de la vie ne
souffrant souvent aucun délai, c'est une vérité très certaine que,
lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies
opinions, nous devons suivre les plus probables; et même qu'encore
que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes
qu'aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques unes,
et les considérer après, non plus comme douteuses en tant qu'elles se
rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à
cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et
ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les
remords qui ont coutume d'agiter les consciences de ces esprits
foibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à
pratiquer comme bonnes les choses qu'ils jugent après être mauvaises.
Ma troisième maxime étoit de tâcher toujours [150] plutôt à me
vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde,
et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit
entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que
nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont
extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous
absolument impossible. Et ceci seul me sembloit être suffisant pour
m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi
pour me rendre content; car notre volonté ne se portant naturellement
à désirer que les choses que notre entendement lui représente en
quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons
tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de
notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux
qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons
privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les
royaumes de la Chine ou de Mexique; et que faisant, comme on dit, de
nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains étant
malades, ou d'être libres étant en prison, que nous faisons
maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que
les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j'avoue
qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent
réitérée, pour [151] s'accoutumer à regarder de ce biais toutes
les choses; et je crois que c'est principalement en ceci que
consistoit le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se
soustraire de l'empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la
pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s'occupant
sans cesse à considérer les bornes qui leur étoient prescrites par la
nature, ils se persuadoient si parfaitement que rien n'étoit en leur
pouvoir que leurs pensées, que cela seul étoit suffisant pour les
empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses; et ils
disposoient d'elles si absolument qu'ils avoient en cela quelque
raison de s'estimer plus riches et plus puissants et plus libres et
plus heureux qu'aucun des autres hommes, qui, n'ayant point cette
philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils
puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent.
Enfin, pour conclusion de cette morale, je m'avisai de faire une
revue sur les diverses occupations qu'ont les hommes en cette vie,
pour tâcher à faire choix de la meilleure; et, sans que je veuille
rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvois mieux que
de continuer en celle-là même où je me trouvois, c'est-à-dire que
d'employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m'avancer autant que
je pourrois en la connoissance de la vérité, suivant la méthode que
je m'étois prescrite. [152] J'avois éprouvé de si extrêmes
contentements depuis que j'avois commencé à me servir de cette
méthode, que je ne croyois pas qu'on en pût recevoir de plus doux ni
de plus innocents en cette vie; et découvrant tous les jours par son
moyen quelques vérités qui me sembloient assez importantes et
communément ignorées des autres hommes, la satisfaction que j'en
avois remplissoit tellement mon esprit que tout le reste ne me
touchoit point. Outre que les trois maximes précédentes n'étoient
fondées que sur le dessein que j'avois de continuer à m'instruire:
car Dieu nous ayant donné à chacun quelque lumière pour discerner le
vrai d'avec le faux, je n'eusse pas cru me devoir contenter des
opinions d'autrui un seul moment, si je ne me fusse proposé
d'employer mon propre jugement à les examiner lorsqu'il seroit temps;
et je n'eusse su m'exempter de scrupule en les suivant, si je n'eusse
espéré de ne perdre pour cela aucune occasion d'en trouver de
meilleures en cas qu'il y en eût; et enfin, je n'eusse su borner mes
désirs ni être content, si je n'eusse suivi un chemin par lequel,
pensant être assuré de l'acquisition de toutes les connoissances dont
je serois capable, je le pensois être par même moyen de celle de tous
les vrais biens qui seroient jamais en mon pouvoir; d'autant que,
notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose que selon
que notre entendement [153] la lui représente bonne ou mauvaise, il
suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu'on
puisse pour faire aussi tout son mieux, c'est-à-dire pour acquérir
toutes les vertus, et ensemble tous les autres biens qu'on
puisse acquérir; et lorsqu'on est certain que cela est, on ne sauroit
manquer d'être content.
Après m'être ainsi assuré de ces maximes, et les avoir mises à part
avec les vérités de la foi, qui ont toujours été les premières en ma
créance, Je jugeai que pour tout le reste de mes opinions je pouvois
librement entreprendre de m'en défaire. Et d'autant que j'espérois en
pouvoir mieux venir à bout en conversant avec les hommes qu'en
demeurant plus long-temps renfermé dans le poêle où j'avois eu toutes
ces pensées, l'hiver n'étoit pas encore bien achevé que je me remis
à voyager. Et en toutes les neuf années suivantes je ne fis autre
chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d'y être spectateur
plutôt qu'acteur en toutes les comédies qui s'y jouent; et, faisant
particulière ment réflexion en chaque matière sur ce qui la pouvoit
rendre suspecte et nous donner occasion de nous méprendre, je
déracinois cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s'y étoient
pu glisser auparavant. Non que j'imitasse pour cela les sceptiques,
qui ne doutent que pour douter, et affectent d'être
toujours irrésolus; car, au contraire, tout [154] mon dessein ne
tendoit qu'à m'assurer, et à rejeter la terre mouvante et le sable
pour trouver le roc ou l'argile. Ce qui me réussissoit, ce me semble,
assez bien, d'autant que, tâchant à découvrir la fausseté ou
l'incertitude des propositions que j'examinois, non par de foibles
conjectures, mais par des raisonnements clairs et assurés, je n'en
rencontrois point de si douteuse que je n'en tirasse toujours quelque
conclusion assez certaine, quand ce n'eût été que cela même qu'elle
ne contenoit rien de certain. Et, comme, en abattant un vieux logis,
on en réserve ordinairement les démolitions pour servir à en bâtir un
nouveau, ainsi,en détruisant toutes celles de mes opinions que je
jugeois être mal fondées, je faisois diverses observations et
acquérois plusieurs expériences qui m'ont servi depuis à en établir
de plus certaines. Et de plus je continuois à m'exercer en la méthode
que je m'étois prescrite; car, outre que j'avois soin de conduire
généralement toutes mes pensées selon les règles, je me réservois de
temps en temps quelques heures, que j'employois particulièrement à la
pratiquer en des difficultés de mathématique, ou même aussi en
quelques autres que je pouvois rendre quasi semblables à celles des
mathématiques, en les détachant de tous les principes des autres
sciences que je ne trouvois pas assez fermes, comme vous verrez que
j'ai fait en plusieurs qui sont expliquées en [155] ce volume [La
_Dioptrique_, les _Météores_ et la _Géométrie_ parurent d'abord dans
le même volume que ce discours.]. Et ainsi, sans vivre d'autre façon
en apparence que ceux qui, n'ayant aucun emploi qu'à passer une vie
douce et innocente, s'étudient séparer les plaisirs des vices, et
qui, pour jouir de leur loisir sans s'ennuyer, usent de tous les
divertissements qui sont honnêtes, je ne laissois pas de poursuivre
en mon dessein, et de profiter en la connoissance de la vérité, peut-
être plus que si je n'eusse fait que lire des livres ou fréquenter
des gens de lettres.
Toutefois ces neuf ans s'écoulèrent avant que j'eusse encore pris
aucun parti touchant les difficultés qui ont coutume d'être disputées
entre les doctes, ni commencé à chercher les fondements d'aucune
philosophie plus certaine que la vulgaire. Et l'exemple de plusieurs
excellents esprits, qui en ayant eu ci-devant le dessein me
sembloient n'y avoir pas réussi, m'y faisoit imaginer tant de
difficulté, que je n'eusse peut-être pas encore sitôt osé
l'entreprendre, si je n'eusse vu que quelques uns faisoient déjà
courre [sic] le bruit que j'en étois venu à bout. Je ne saurois pas
dire sur quoi ils fondoient cette opinion; et si j'y ai contribué
quelque chose par mes discours, ce doit avoir été en confessant plus
ingénument ce que j'ignorois, que n'ont coutume de faire ceux qui ont
un peu étudié, et peut-être [156] aussi en faisant voir les raisons
que j'avois de douter de beaucoup de choses que les autres estiment
certaines, plutôt qu'en me vantant d'aucune doctrine. Mais ayant le
coeur assez bon pour ne vouloir point qu'on me prît pour autre que je
n'étois, je pensai qu'il falloit que je tachasse par tous moyens à me
rendre digne de la réputation qu'on me donnoit; et il y a justement
huit ans que ce désir me fit résoudre à m'éloigner de tous les lieux
où je pouvois avoir des connoissances, et à me retirer ici, en un
pays où la longue durée de la guerre a fait établir de tels ordres,
que les armées qu'on y entretient ne semblent servir qu'à faire qu'on
y jouisse des fruits de la paix avec d'autant plus de sûreté, et où,
parmi la foule d'un grand peuple fort actif, et plus soigneux de ses
propres affaires que curieux de celles d'autrui, sans manquer
d'aucune des commodités qui sont dans les villes les plus
fréquentées, j'ai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les
déserts les plus écartés.
QUATRIEME PARTIE
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Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que
j'y ai faites; car elles sont si métaphysiques et si peu communes,
qu'elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde : et [157]
toutefois, afin qu'on puisse juger si les fondements que j'ai pris
sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint
d'en parler. J'avois dès long-temps remarqué que pour les moeurs il
est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait être fort
incertaines, tout de même que si elles étoient indubitables, ainsi
qu'il a été dit ci-dessus : mais pourcequ'alors je désirois vaquer
seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu'il falloit que je
fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux
tout ce en quoi je pourrois imaginer le moindre doute, afin de voir
s'il ne resteroit point après cela quelque chose en ma créance qui
fut entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous
trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avoit aucune chose
qui fût telle qu'ils nous la font imaginer; et parcequ'il y a des
hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus
simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant
que j'étois sujet a faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme
fausses toutes les raisons que j'avois prises auparavant
pour démonstrations; et enfin, considérant que toutes les mêmes
pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand
nous dormons, sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je
me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étoient jamais
entrées en l'esprit [158] n'étoient non plus vraies que les illusions
de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je
voulois ainsi penser que tout étoit faux, il falloit nécessairement
que moi qui le pensois fusse quelque chose; et remarquant que cette
vérité, _je pense, donc je suis_, étoit si ferme et si assurée, que
toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étoient
pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans
scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchois.
Puis, examinant avec attention ce que j'étois, et voyant que je
pouvois feindre que je n'avois aucun corps, et qu'il n'y avoit aucun
monde ni aucun lieu où je fusse; mais que je ne pouvois pas feindre
pour cela que je n'étois point; et qu'au contraire de cela même que
je pensois à douter de la vérité des autres choses, il suivoit très
évidemment et très certainement que j'étois; au lieu que si j'eusse
seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avois
jamais imaginé eût été vrai, je n'avois aucune raison de croire que
j'eusse été; je connus de là que j'étois une substance dont toute
l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui pour être n'a
besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle; en sorte
que ce moi, c'est-à-dire l'âme, par laquelle je suis ce que je suis,
est entièrement distincte du corps, et même qu'elle [159] est plus
aisée à connoître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne
lairroit [sic] pas d'être tout ce qu'elle est.
Après cela je considérai en général ce qui est requis à une
proposition pour être vraie et certaine; car puisque je venois d'en
trouver une que je savois être telle, je pensai que je devois aussi
savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu'il n'y
a rien du tout en ceci, _je pense, donc je suis_, qui m'assure que je
dis la vérité, sinon que je vois très clairement que pour penser il
faut être, je jugeai que je pouvois prendre pour règle générale que
les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement
sont toutes vraies, mais qu'il y a seulement quelque difficulté à
bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement.
Ensuite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutois, et que par
conséquent mon être n'étoit pas tout parfait, car je voyois
clairement que c'étoit une plus grande perfection de connoître que de
douter, je m'avisai de chercher d'où j'avois appris à penser à
quelque chose de plus parfait que je n'étois; et je conclus
évidemment que ce devoit être de quelque nature qui fût en effet
plus parfaite. Pour ce qui est des pensées que j'avois de plusieurs
autres choses hors de moi, comme du ciel, de la terre, de la lumière,
de la chaleur, et de mille [160] autres, je n'étois point tant en
peine de savoir d'où elles venoient, à cause que, ne remarquant rien
en elles qui me semblât les rendre supérieures a moi, je pouvois
croire que, si elles étoient vraies, c'étoient des dépendances de ma
nature, en tant qu'elle avoit quelque perfection, et, si elles ne
l'étoient pas, que je les tenois du néant, c'est-à-dire qu'elles
étoient en moi pourceque j'avois du défaut. Mais ce ne pouvoit être
le même de l'idée d'un être plus parfait que le mien : car, de la
tenir du néant, c'étoit chose manifestement impossible; et
pourcequ'il n'y a pas moins de répugnance que le plus parfait soit
une suite et une dépendance du moins parfait, qu'il y en a que de
rien procède quelque chose, je ne la pouvois tenir non plus de
moi-même : de façon qu'il restoit qu'elle eût été mise en moi par une
nature qui fut véritablement plus parfaite que je n'étois, et même
qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvois avoir quelque
idée, c'est à dire, pour m'expliquer en un mot, qui fût Dieu. A quoi
j'ajoutai que, puisque je connoissois quelques perfections que je
n'avois point, je n'étois pas le seul être qui existât (j'userai,
s'il vous plaît, ici librement des mots de l'école); mais qu'il
falloit de nécessité qu'il y en eût quelque autre plus parfait,
duquel je dépendisse, et duquel j'eusse acquis tout ce que j'avois :
car, si j'eusse été seul et indépendant de tout autre, en sorte que
j'eusse [161] eu de moi-même tout ce peu que je participois de l'être
parfait, j'eusse pu avoir de moi, par même raison, tout le surplus
que je connoissois me manquer, et ainsi être moi-même infini,
éternel, immuable, tout connoissant, tout puissant, et enfin avoir
toutes les perfections que je pouvois remarquer être en Dieu. Car,
suivant les raisonnements que je viens de faire, pour connoître la
nature de Dieu, autant que la mienne en étoit capable, je n'avois
qu'à considérer, de toutes les choses dont je trouvois en moi quelque
idée, si c'étoit perfection ou non de les posséder; et j'étois assuré
qu'aucune de celles qui marquoient quelque imperfection n'étoit en
lui, mais que toutes les autres y étoient: comme je voyois que le
doute, l'inconstance, la tristesse, et choses semblables, n'y
pouvoient être, vu que j'eusse été moi-même bien aise d'en
être exempt. Puis, outre cela, j'avois des idées de plusieurs choses
sensibles et corporelles; car, quoique je supposasse que je rêvois,
et que tout ce que je voyois ou imaginois étoit faux, je ne pouvois
nier toutefois que les idées n'en fussent véritablement en ma pensée.
Mais pourceque j'avois déjà connu en moi très clairement que la
nature intelligente est distincte de la corporelle; considérant que
toute composition témoigne de la dépendance, et que la dépendance est
manifestement un défaut, je jugeois de là que ce ne pouvoit être
[162] une perfection en Dieu d'être composé de ces deux natures, et
que par conséquent il ne l'étoit pas; mais que s'il y avoit quelques
corps dans le monde, ou bien quelques intelligences ou autres natures
qui ne fussent point toutes parfaites, leur être devoit dépendre de
sa puissance, en telle sorte quelles ne pouvoient subsister sans lui
un seul moment.
Je voulus chercher après cela d'autres vérités; et m'étant proposé
l'objet des géomètres, que je concevois comme un corps continu, ou un
espace indéfiniment étendu en longueur, largeur et hauteur ou
profondeur, divisible en diverses parties, qui pouvoient avoir
diverses figures et grandeurs, et être mues ou transposées en toutes
sortes, car les géomètres supposent tout cela en leur objet, je
parcourus quelques unes de leurs plus simples démonstrations; et,
ayant pris garde que cette grande certitude, que tout le monde leur
attribue, n'est fondée que sur ce qu'on les conçoit évidemment,
suivant la règle que j'ai tantôt dite, je pris garde aussi qu'il n'y
avoit rien du tout en elles qui m'assurât de l'existence de leur
objet : car, par exemple, je voyois bien que, supposant un triangle,
il falloit que ses trois angles fussent égaux à deux droits, mais je
ne voyois rien pour cela qui m'assurât qu'il y eût au monde aucun
triangle : au lieu revenant à examiner l'idée que j'avois d'un [163]
être parfait, je trouvois que l'existence y étoit comprise en même
façon qu'il est compris en celle d'un triangle que ses trois angles
sont égaux à deux droits, ou en celle d'une sphère que toutes ses
parties sont également distantes de son centre, ou même encore
plus évidemment; et que par conséquent il est pour le moins aussi
certain que Dieu, qui est cet être si parfait, est ou existe,
qu'aucune démonstration de géométrie le sauroit être.
Mais ce qui fait qu'il y en a plusieurs qui se persuadent qu'il y a
de la difficulté à le connoître, et même aussi a connoître ce que
c'est que leur âme, c'est qu'ils n'élèvent jamais leur esprit au delà
des choses sensibles, et qu'ils sont tellement accoutumés a ne rien
considérer qu'en l'imaginant, qui est une façon de penser
particulière pour les choses matérielles, que tout ce qui n'est pas
imaginable leur semble n'être pas intelligible. Ce qui est assez
manifeste de ce que même les philosophes tiennent pour maxime, dans
les écoles, qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait
premièrement été dans le sens, où toutefois il est certain que les
idées de Dieu et de l'âme n'ont jamais été; et il me semble que ceux
qui veulent user de leur imagination pour les comprendre font tout de
même que si, pour ouïr les sons ou sentir les odeurs, ils se
vouloient servir de leurs yeux : sinon qu'il y a encore cette
différence, que le sens [164] de la vue ne nous assure pas moins de
la vérité de ses objets que font ceux de l'odorat ou de l'ouïe : au
lieu que ni notre imagination ni nos sens ne nous sauroient jamais
assurer d'aucune chose si notre entendement n'y intervient.
Enfin, s'il y a encore des hommes qui ne soient pas assez persuadés
de l'existence de Dieu et de leur âme par les raisons que j'ai
apportées, je veux bien qu'ils sachent que toutes les autres choses
dont ils se pensent peut-être plus assurés, comme d'avoir un corps,
et qu'il y a des astres et une terre, et choses semblables, sont
moins certaines; car, encore qu'on ait une assurance morale de ces
choses, qui est telle qu'il semble qu'à moins d'être extravagant on
n'en peut douter, toutefois aussi, à moins que d'être déraisonnable,
lorsqu'il est question d'une certitude métaphysique, on ne peut nier
que ce ne soit assez de sujet pour n'en être pas entièrement assuré,
que d'avoir pris garde qu'on peut en même façon s'imaginer, étant
endormi, qu'on a un autre corps, et qu'on voit d'autres astres et une
autre terre, sans qu'il en soit rien. Car d'où sait-on que les
pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres, vu
que souvent elles ne sont pas moins vives et expresses ? Et que les
meilleurs esprits y étudient tant qu'il leur plaira, je ne crois pas
qu'ils puissent donner aucune raison qui soit suffisante pour ôter ce
doute s'ils ne [165] présupposent l'existence de Dieu. Car,
premièrement, cela même que j'ai tantôt pris pour une règle, à savoir
que les choses que nous concevons très clairement et très
distinctement sont toutes vraies, n'est assuré qu'à cause que Dieu
est ou existe, et qu'il est un être parfait, et que tout ce qui est
en nous vient de lui : d'où il suit que nos idées ou notions, étant
des choses réelles et qui viennent de Dieu, en tout ce en quoi elles
sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies. En
sorte que si nous en avons assez souvent qui contiennent de la
fausseté, ce ne peut être que de celles qui ont quelque chose de
confus et obscur, à cause qu'en cela elles participent du néant,
c'est-à-dire qu'elles ne sont en nous ainsi confuses qu'à cause que
nous ne sommes pas tout parfaits. Et il est évident qu'il n'y a pas
moins de répugnance que la fausseté ou l'imperfection procède de Dieu
en tant que telle, qu'il y en a que la utilité ou la perfection
procède du néant. Mais si nous ne savions point que tout ce qui est
en nous de réel et de vrai vient d'un être parfait et infini, pour
claires et distinctes que fussent nos idées, nous n'aurions aucune
raison qui nous assurât qu'elles eussent la perfection d'être vraies.
Or, après que la connoissance de Dieu et de l'âme nous a ainsi rendus
certains de cette règle, il est bien aisé à connoître que les
rêveries que nous [166] imaginons étant endormis ne doivent
aucunement nous faire douter de la vérité des pensées que nous avons
étant éveillés. Car s'il arrivoit même en dormant qu'on eût quelque
idée fort distincte, comme, par exemple, qu'un géomètre inventât
quelque nouvelle démonstration, son sommeil ne l'empêcheroit pas
d'être vraie; et pour l'erreur la plus ordinaire de nos songes, qui
consiste en ce qu'ils nous représentent divers objets en même façon
que font nos sens extérieurs, n'importe pas qu'elle nous donne
occasion de nous défier de la vérité de telles idées, à cause
qu'elles peuvent aussi nous tromper assez souvent sans que
nous dormions; comme lorsque ceux qui ont la jaunisse voient tout de
couleur jaune, ou que les astres ou autres corps fort éloignés nous
paroissent beaucoup plus petits qu'ils ne sont. Car enfin, soit que
nous veillions, soit que nous dormions, nous ne nous devons jamais
laisser persuader qu'à l'évidence de notre raison. Et il est à
remarquer que je dis de notre raison, et non point de notre
imagination ni de nos sens : comme encore que nous voyions le soleil
très clairement, nous ne devons pas juger pour cela qu'il ne soit que
de la grandeur que nous le voyons; et nous pouvons bien imaginer
distinctement une tête de lion entée [sic] sur le corps d'une chèvre,
sans qu'il faille conclure pour cela qu'il y ait au monde une
chimère : car la raison ne nous dicte point que [167] ce que nous
voyons ou imaginons ainsi soit véritable; mais elle nous dicte bien
que toutes nos idées ou notions doivent avoir quelque fondement
de vérité; car il ne seroit pas possible que Dieu, qui est tout
parfait et tout véritable, les eût mises en nous sans cela; et,
pourceque nos raisonnements ne sont jamais si évidents ni si entiers
pendant le sommeil que pendant la veille, bien que quelque fois nos
imaginations soient alors autant ou plus vives et expresses, elle
nous dicte aussi que nos pensées ne pouvant être toutes vraies, à
cause que nous ne sommes pas tout parfaits, ce qu'elles ont de vérité
doit infailliblement se rencontrer en celles que nous avons étant
éveillés plutôt qu'en nos songes.
CINQUIEME PARTIE
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Je serois bien aise de poursuivre, et de faire voir ici toute la
chaîne des autres vérités que j'ai déduites de ces premières; mais, à
cause que pour cet effet il seroit maintenant besoin que je parlasse
de plusieurs questions qui sont en controverse entre les doctes, avec
lesquels je ne désire point me brouiller, je crois qu'il sera mieux
que je m'en abstienne, et que je dise seulement en général quelles
elles sont, afin de laisser juger aux [168] plus sages s'il seroit
utile que le public en fût plus particulièrement informé. Je suis
toujours demeuré ferme en la résolution que j'avois prise de ne
supposer aucun autre principe que celui dont je viens de me servir
pour démontrer l'existence de Dieu et de l'âme, et de ne recevoir
aucune chose pour vraie qui ne me semblât plus claire et plus
certaine que n'avoient fait auparavant les démonstrations
des géomètres; et néanmoins j'ose dire que non seulement j'ai trouvé
moyen de me satisfaire en peu de temps touchant toutes les
principales difficultés dont on a coutume de traiter en la
philosophie, mais aussi que j'ai remarqué certaines lois que Dieu a
tellement établies en la nature, et dont il a imprimé de telles
notions en nos âmes, qu'après y avoir fait assez de réflexion nous ne
saurions douter qu'elles ne soient exactement observées en tout ce
qui est ou qui se fait dans le monde. Puis, en considérant la suite
de ces lois, il me semble avoir découvert plusieurs vérités plus
utiles et plus importantes que tout ce que j'avois appris auparavant
ou même espéré d'apprendre.
Mais, pourceque j'ai tâche d'en expliquer les principales dans un
traité que quelques considérations m'empêchent de publier, je ne les
saurois mieux faire connoître qu'en disant ici sommairement ce
qu'il contient. J'ai eu dessein d'y comprendre tout ce que je pensois
savoir, avant que de [169] l'écrire touchant la nature des
choses matérielles. Mais, tout de même que les peintres, ne pouvant
également bien représenter dans un tableau plat toutes les diverses
faces d'un corps solide, en choisissent une des principales, qu'ils
mettent seule vers le jour, et, ombrageant les autres, ne les font
paroître qu'autant qu'on les peut voir en la regardant; ainsi,
craignant de ne pouvoir mettre en mon discours tout ce que j'avois en
la pensée, j'entrepris seulement d'y exposer bien amplement ce que je
concevois de la lumière; puis, à son occasion, d'y ajouter quelque
chose du soleil et des étoiles fixes, à cause qu'elle en procède
presque toute; des cieux, à cause qu'ils la transmettent; des
planètes, des comètes et de la terre, à cause qu'elles la
font réfléchir; et en particulier de tous les corps qui sont sur la
terre, à cause qu'ils sont ou colorés, ou transparents, ou lumineux;
et enfin de l'homme, à cause qu'il en est le spectateur. Même, pour
ombrager un peu toutes ces choses, et pouvoir dire plus librement ce
que j'en jugeois, sans être obligé de suivre ni de réfuter les
opinions qui sont reçues entre les doctes, je me résolus de laisser
tout ce monde ici à leurs disputes, et de parler seulement de ce qui
arriveroit dans un nouveau, si Dieu créoit maintenant quelque part,
dans les espaces imaginaires, assez de matière pour le composer, et
qu'il agitât diversement et sans ordre les diverses [170] parties de
cette matière, en sorte qu'il en composât un chaos aussi confus que
les poëtes en puisse feindre, et que par après il ne fit autre chose
que prêter son concours ordinaire à la nature, et 1a laisser agir
suivant les lois qu'il a établies. Ainsi, premièrement, je décrivis
cette matière, et tâchai de la représenter telle qu'il n'y a rien au
monde, ce me semble, de plus clair ni plus intelligible, excepté ce
qui a tantôt été dit de Dieu et de l'âme; car même je supposai
expressément qu'il n'y avoit en elle aucune de ces formes ou qualités
dont on dispute dans les écoles, ni généralement aucune chose dont la
connoissance ne fût si naturelle à nos âmes qu'on ne pût pas même
feindre de l'ignorer. De plus, je fis voir quelles étoient les lois
de la nature; et, sans appuyer mes raisons sur aucun autre principe
que sur les perfections infinies de Dieu, je tâchai à démontrer
toutes celles dont on eût pu avoir quelque doute, et à faire voir
qu'elles sont telles qu'encore que Dieu auroit créé plusieurs mondes,
il n'y en sauroit avoir aucun où elles manquassent d'être observées.
Après cela, je montrai comment la plus grande part de la matière de
ce chaos devoit, en suite de ces lois, se disposer et s'arranger
d'une certaine façon qui la rendoit semblable à nos cieux; comment
cependant quelques unes de ses parties devoient composer une terre et
quelques unes des planètes et des comètes, et [171] quelques autres
un soleil et des étoiles fixes. Et ici, m'étendant sur le sujet de la
lumière, j'expliquai bien au long quelle étoit celle qui se devoit
trouver dans le soleil et les étoiles, et comment de là elle
traversoit en un instant les immenses espaces des cieux, et comment
elle se réfléchissoit des planètes et des comètes vers la terre. J'y
ajoutai aussi plusieurs choses touchant la substance, la situation,
les mouvements, et toutes les diverses qualités de ces cieux et de
ces astres; en sorte que je pensois en dire assez pour faire
connoître qu'il ne se remarque rien en ceux de ce monde qui ne dût ou
du moins qui ne pût paroître tout semblable en ceux du monde que
je décrivois. De là je vins à parler particulièrement de la terre:
comment, encore que j'eusse expressément supposé que Dieu n'avoit mis
aucune pesanteur en la matière dont elle étoit composée, toutes ses
parties ne laissoient pas de tendre exactement vers son centre;
comment, y ayant de l'eau et de l'air sur sa superficie, la
disposition des cieux et des astres, principalement de la lune, y
devoit causer un flux et reflux qui fût semblable en toutes ses
circonstances à celui qui se remarque dans nos mers, et outre cela un
certain cours tant de l'eau que de l'air, du levant Vers le couchant,
tel qu'on le remarque aussi entre les tropiques; comment les
montagnes, les mers, les fontaines et les rivières pouvoient [172]
naturellement s'y former, et les métaux y venir dans les mines, et
les plantes y croître dans les campagnes, et généralement tous les
corps qu'on nomme mêlés ou composés s'y engendrer : et, entre autres
choses, à cause qu'après les astres je ne connois rien au monde que
le feu qui produise de la lumière, je m'étudiai à faire entendre bien
clairement tout ce qui appartient à sa nature, comment il se fait,
comment il se nourrit, comment il n'a quelquefois que de la chaleur
sans lumière, et quelquefois que de la lumière sans chaleur; comment
il peut introduire diverses couleurs en divers corps, et diverses
autres qualités; comment il en font quelques uns et en
durcit d'autres; comment il les peut consumer presque tous ou
convertir en cendres et en fumée; et enfin comment de ces cendres,
par la seule violence de son action, il forme du verre; car cette
transmutation de cendres en verre me semblant être aussi admirable
qu'aucune autre qui se fasse en la nature, je pris particulièrement
plaisir à la décrire.
Toutefois je ne voulois pas inférer de toutes ces choses que ce monde
ait été créé en la façon que je proposois; car il est bien plus
vraisemblable que dès le commencement Dieu l'a rendu tel qu'il
devoit être. Mais il est certain, et c'est une opinion communément
reçue entre les théologiens, que l'action par laquelle maintenant il
le conserve, [173] est toute la même que celle par laquelle il
1'a créé; de façon qu'encore qu'il ne lui auroit point donné au
commencement d'autre forme que celle du chaos, pourvu qu'ayant établi
les lois de la nature, il lui prêtât son concours pour agir ainsi
qu'elle a de coutume, on peut croire, sans faire tort au miracle de
la création, par cela seul toutes les choses qui sont purement
matérielles auroient pu avec le temps s'y rendre telles que nous les
voyons à présent; et leur nature est bien plus aisée à concevoir,
lorsqu'on les voit naître peu à peu en cette sorte, que lorsqu'on ne
les considère que toutes faites.
De la description des corps inanimés et des plantes, je passai à
celle des animaux, et particulièrement à celle des hommes. Mais
pourceque je n'en avois pas encore assez de connoissance pour en
parler du même style que du reste, c'est-à-dire en démontrant les
effets par les causes, et faisant voir de quelles semences et en
quelle façon la nature les doit produire, je me contentai de supposer
que Dieu formât le corps d'un homme entièrement semblable à l'un des
nôtres, tant en la figure extérieure de ses membres, qu'en la
conformation intérieure de ses organes, sans le composer d'autre
matière que de celle que j'avois décrite, et sans mettre en lui au
commencement aucune âme raisonnable, ni .aucune autre chose pour
[174] y servir d'âme végétante ou sensitive, sinon qu'il excitât en
son coeur un de ces feux sans lumière que j'avois déjà expliqués, et
que je ne concevois point d'autre nature que celui qui échauffe le
foin lorsqu'on 1'a renfermé avant qu'il fût sec, ou qui fait bouillir
les vins nouveaux lorsqu'on les laisse cuver sur la râpe : car,
examinant les fonctions qui pouvoient en suite de cela être en ce
corps, j'y trouvois exactement toutes celles qui peuvent être en nous
sans que nous y pensions, ni par conséquent que notre âme,
c'est-à-dire cette partie distincte du corps dont il a été dit
ci-dessus que la nature n'est que de penser, y contribue, et qui sont
toutes les mêmes en quoi on peut dire que les animaux sans raison
nous ressemblent sans que j'y en pusse pour cela trouver aucune de
celles qui, étant dépendantes de la pensée, sont les seules qui nous
appartiennent, en tant qu'hommes; au lieu que je les y trouvois
toutes par après, ayant supposé que Dieu créât une âme raisonnable,
et qu'il la joignît à ce corps en certaine façon que je décrivois.
Mais afin qu'on puisse voir en quelle sorte j'y traitais cette
matière, je veux mettre ici l'explication du mouvement du coeur et
des artères, qui étant le premier et le plus général qu'on observe
dans les animaux, on jugera facilement de lui ce qu'on doit penser de
tous les autres. Et afin qu'on [175] ait moins de difficulté à
entendre ce que j'en dirai, je voudrois que ceux qui ne sont point
versés en l'anatomie prissent la peine, avant que de lire ceci, de
faire couper devant eux le coeur de quelque grand animal qui ait des
poumons, car il est en tous assez semblable à celui de l'homme, et
qu'ils se fissent montrer les deux chambres ou concavités qui y
sont : premièrement celle qui est dans son côté droit, à laquelle
répondent deux tuyaux fort larges; à savoir, la veine cave, qui est
le principal réceptacle du sang, et comme le tronc de l'arbre dont
toutes les autres veines du corps sont les branches; et la veine
artérieuse, qui a été ainsi mal nommée, pourceque c'est en effet une
artère, laquelle, prenant son origine du coeur, se divise, après en
être sortie, en plusieurs branches qui vont se répandre partout dans
les poumons : puis celle qui est dans son côté gauche, à laquelle
répondent en même façon deux tuyaux qui sont autant ou plus larges
que les précédents; à savoir, l'artère veineuse, qui a été aussi mal
nommée, à cause qu'elle n'est autre chose qu'une veine, laquelle
vient des poumons, où elle est divisée en plusieurs branches
entrelacées avec celles de la veine artérieuse, et celles de ce
conduit qu'on nomme le sifflet, par où entre l'air de la respiration;
et la grande artère qui, sortant du coeur, envoie ses branches
partout le corps. Je voudrois [176] aussi qu'on leur montrât
soigneusement les onze petites peaux qui, comme autant de petites
portes, ouvrent et ferment les quatre ouvertures qui sont en ces
deux concavités; à savoir, trois à l'entrée de la veine cave, où
elles sont tellement disposées qu'elles ne peuvent aucunement
empêcher que le sang qu'elle contient ne coule dans la concavité
droite du coeur, et toutefois empêchent exactement qu'il n'en
puisse sortir; trois a l'entrée de la veine artérieuse, qui, étant
disposées tout au contraire, permettent bien au sang qui est dans
cette concavité de passer dans les poumons, mais non pas à celui qui
est dans les poumons d'y retourner; et ainsi deux autres à l'entrée
de l'artère veineuse, qui laissent couler le sang des poumons vers la
concavité gauche du coeur, mais s'opposent à son retour; et trois à
l'entrée de la grande artère, qui lui permettent de sortir du coeur,
mais l'empêchent d'y retourner et il n'est point besoin de chercher
d'autre raison du nombre de ces peaux, sinon que l'ouverture de
l'artère veineuse étant en ovale, à cause du lieu où elle se
rencontre, peut être commodément fermée avec deux, au lieu que les
autres étant rondes, le peuvent mieux être avec trois. De plus, je
voudrois qu'on leur fît considérer que la grande artère et la veine
artérieuse sont d'une composition beaucoup plus dure et plus ferme
que ne sont l'artère veineuse [177] et la veine cave; et que ces deux
dernières s'élargissent avant que d'entrer dans le coeur, et y font
comme deux bourses, nommées les oreilles du coeur, qui sont composées
d'une chair semblable à 1a sienne; et qu'il y a toujours plus de
chaleur dans le coeur qu'en aucun autre endroit du corps; et enfin
que cette chaleur est capable de faire que, s'il entre quelque goutte
de sang en ses concavités, elle s'enfle promptement et se dilate,
ainsi que font généralement toutes les liqueurs, lorsqu'on les laisse
tomber goutte à goutte en quelque vaisseau qui est fort chaud.
Car, après cela, je n'ai besoin de dire autre chose pour expliquer le
mouvement du coeur, sinon que lorsque ses concavités ne sont pas
pleines de sang, il y en coule nécessairement de la veine cave dans
la droite et de l'artère veineuse dans la gauche, d'autant que ces
deux vaisseaux en sont toujours pleins, et que leurs ouvertures, qui
regardent vers le coeur, ne peuvent alors être bouchées; mais que
sitôt qu'il est entré ainsi deux gouttes de sang, une en chacune de
ses concavités, ces gouttes, qui ne peuvent être que fort grosses, à
cause que les ouvertures par où elles entrent sont fort larges et les
vaisseaux d'où elles viennent fort pleins de sang, se raréfient et se
dilatent, à cause de la chaleur qu'elles y trouvent; au moyen de
quoi, faisant enfler tout le coeur, elles [178] poussent et ferment
les cinq petites portes qui sont aux entrées des deux vaisseaux d'où
elles viennent, empêchant ainsi qu'il ne descende davantage de sang
dans le coeur; et, continuant à se raréfier de plus en plus, elles
poussent et ouvrent les six autres petites portes qui sont aux
entrées des deux autres vaisseaux par où elles sortent, faisant
enfler par ce moyen toutes les branches de la veine artérieuse et de
la grande artère, quasi au même instant que le coeur; lequel
incontinent après se désenfle, comme font aussi ces artères, à cause
que le sang qui y est entré s'y refroidit; et leurs six petites
portes se referment, et les cinq de la veine cave et de l'artère
veineuse se rouvrent, et donnent passage à deux autres gouttes de
sang, qui font derechef enfler le coeur et les artères, tout de même
que les précédentes. Et pourceque le sang qui entre ainsi dans le
coeur passe par ces deux bourses qu'on nomme ses oreilles, de là
vient que leur mouvement est contraire au sien, et qu'elles se
désenflent lorsqu'il s'enfle. Au reste, afin que ceux qui ne
connoissent pas la force des démonstrations mathématiques, et ne sont
pas accoutumés à distinguer les vraies raisons des vraisemblables, ne
se hasardent pas de nier ceci sans l'examiner, je les veux avertir
que ce mouvement que je viens d'expliquer suit aussi nécessairement
de la seule disposition des organes [179] qu'on peut voir à l'oeil
dans le coeur, et de la chaleur qu'on y peut sentir avec les doigts,
et de la nature du sang qu'on peut connoître par expérience, que fait
celui d'un horloge, de la force, de la situation et de la figure de
ses contre-poids et de ses roues.
Mais si on demande comment le sang des veines ne s'épuise point, en
coulant ainsi continuellement dans le coeur, et comment les artères
n'en sont point trop remplies, puisque tout celui qui passe par le
coeur s'y va rendre, je n'ai pas besoin d'y répondre autre chose que
ce qui a déjà été écrit par un médecin d'Angleterre [_Hervaeus, de
motus cordis_], auquel il faut donner la louange d'avoir rompu la
glace en cet endroit, et d'être le premier qui a enseigné qu'il y a
plusieurs petits passages aux extrémités des artères, par où le sang
qu'elles reçoivent du coeur entre dans les petites branches des
veines, d'où il va se rendre derechef vers le coeur; en sorte que son
cours n'est autre chose qu'une circulation perpétuelle. Ce qu'il
prouve fort bien par l'expérience ordinaire des chirurgiens, qui,
ayant lié le bras médiocrement fort, au-dessus de l'endroit où ils
ouvrent la veine, font que le sang en sort plus abondamment que s'ils
ne l'avoient point lié; et il arriveroit tout le contraire s'ils le
lioient au dessous entre la main et l'ouverture, ou bien qu'ils [180]
le liassent très fort au-dessus. Car il est manifeste que le lien,
médiocrement serré, pouvant empêcher que le sang qui est déjà dans le
bras ne retourne vers le coeur par les veines, n'empêche pas pour
cela qu'il n'y en vienne toujours de nouveau par les artères, à cause
qu'elles sont situées au dessous des veines, et que leurs peaux,
étant plus dures, sont moins aisées à presser; et aussi que le sang
qui vient du coeur tend avec plus de force à passer par elles vers la
main, qu'il ne fait à retourner de là vers le coeur par les veines;
et puisque ce sang sort du bras par l'ouverture qui est en l'une des
veines, il doit nécessairement y avoir quelques passages au-dessous
du lien, c'est-à-dire vers les extrémités du bras, par où il y puisse
venir des artères. Il prouve aussi fort bien ce qu'il dit du cours du
sang, par certaines petites peaux, qui sont tellement disposées en
divers lieux le long des veines, qu'elles ne lui permettent point d'y
passer du milieu du corps vers les extrémités, mais seulement de
retourner des extrémités vers le coeur; et de plus par l'expérience
qui montre que tout celui qui est dans le corps en peut sortir en
fort peu de temps par une seule artère lorsqu'elle est coupée, encore
même qu'elle fût étroitement liée fort proche du coeur, et coupée
entre lui et le lien, en sorte qu'on n'eût aucun sujet d'imaginer que
le sang qui en sortiroit vînt d'ailleurs.
[181] Mais il y a plusieurs autres choses qui témoignent que la vraie
cause de ce mouvement du sang est celle que j'ai dite. Comme,
premièrement, la différence qu'on remarque entre celui qui sort des
veines et celui qui sort des artères ne peut procéder que de ce
qu'étant raréfié et comme distillé en passant par le coeur, il est
plus subtil et plus vif et plus chaud incontinent après en être
sorti, c'est-à-dire étant dans les artères, qu'il n'est un peu devant
que d'y entrer, c'est- à-dire étant dans les veines. Et si on y prend
garde, on trouvera que cette différence ne paroît bien que vers le
coeur, et non point tant aux lieux qui en sont les plus éloignés.
Puis, la dureté des peaux dont la veine artérieuse et la grande
artère sont composées montre assez que le sang bat contre elles avec
plus de force que contre les veines. Et pourquoi la concavité gauche
du coeur et la grande artère seroient-elles plus amples et plus
larges que la concavité droite et la veine artérieuse, si ce n'étoit
que le sang de l'artère veineuse, n'ayant été que dans les poumons
depuis qu'il a passé par le coeur, est plus subtil et se raréfie plus
fort et plus aisément que celui qui vient immédiatement de la veine
cave ? Et qu'est-ce que les médecins peuvent deviner en tâtant le
pouls, s'ils ne savent que, selon que le sang change de nature, il
peut être raréfié par la chaleur du coeur plus ou moins fort, et plus
ou moins vite qu'auparavant ? [182] Et si on examine comment cette
chaleur se communique aux autres membres, ne faut-il pas avouer que
c'est par le moyen du sang, qui, passant par le coeur, s'y réchauffe,
et se répand de là par tout le corps: d'où vient que si on ôte le
sang de quelque partie, on en ôte par même moyen la chaleur; et
encore que le coeur fût aussi ardent qu'un fer embrasé, il ne
suffiroit pas pour réchauffer les pieds et les mains tant qu'il fait,
s'il n'y envoyoit continuellement de nouveau sang. Puis aussi on
connoît de là que le vrai usage de la respiration est d'apporter
assez d'air frais dans le poumon pour faire que le sang qui y vient
de la concavité droite du coeur, où il a été raréfié et comme changé
en vapeurs, s'y épaississe et convertisse en sang derechef, avant que
de retomber dans la gauche, sans quoi i1 ne pourroit être propre à
servir de nourriture au feu qui y est; ce qui se confirme parce qu'on
voit que les animaux qui n'ont point de poumons n'ont aussi qu'une
seule concavité dans le coeur, et que les enfants, qui n'en peuvent
user pendant qu'ils sont renfermés au ventre de leurs mères, ont une
ouverture par où il coule du sang de la veine cave en la concavité
gauche du coeur, et un conduit par où il en vient de la veine
artérieuse en la grande artère, sans passer par le poumon. Puis la
coction comment se feroit-elle en l'estomac, si le coeur n'y envoyoit
de la chaleur par les artères, et avec cela [183] quelques unes des
plus coulantes parties du sang, qui aident à dissoudre les viandes
qu'on y a mises ? Et l'action qui convertit le suc de ces viandes en
sang n'est-elle pas aisée à connoître, si on considère qu'il se
distille, en passant et repassant par le coeur, peut-être plus de
cent ou deux cents fois en chaque jour ? Et qu'a-t-on besoin d'autre
chose pour expliquer la nutrition et la production des diverses
humeurs qui sont dans le corps, sinon de dire que la force dont le
sang, en se raréfiant, passe du coeur vers les extrémités des
artères, fait que quelques unes de ses parties s'arrêtent entre
celles des membres où elles se trouvent, et y prennent la place de
quelques autres qu'elles en chassent, et que, selon la situation ou
la figure ou la petitesse des pores qu'elles rencontrent, les unes se
vont rendre en certains lieux plutôt que les autres, en même façon
que chacun peut avoir vu divers cribles, qui, étant diversement
percés, servent à séparer divers grains les uns des autres? Et enfin,
ce qu'il y a de plus remarquable en tout ceci, c'est la génération
des esprits animaux, qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt
comme une flamme très pure et très vive, qui, montant continuellement
en grande abondance du coeur dans le cerveau, se va rendre de là par
les nerfs dans les muscles, et donne le mouvement à tous les membres;
sans qu'il faille imaginer d'autre cause qui fasse que les [184]
parties du sang qui, étant les plus agitées et les plus pénétrantes,
sont les plus propres à composer ces esprits, se vont rendre plutôt
vers le cerveau que vers ailleurs, sinon que les artères qui les y
portent sont celles qui viennent du coeur le plus en ligne droite de
toutes, et que, selon les règles des mécaniques, qui sont les mêmes
que celles de la nature, lorsque plusieurs choses tendent ensemble à
se mouvoir vers un même côté où il n'y a pas assez de place pour
toutes, ainsi que les parties du sang qui sortent de la concavité
gauche du coeur tendent vers le cerveau, les plus foibles et moins
agitées en doivent être détournées par les plus fortes, qui par ce
moyen s'y vont rendre seules.
J'avois expliqué assez particulièrement toutes ces choses dans le
traité que j'avois eu ci-devant dessein de publier. Et ensuite j'y
avois montré quelle doit être la fabrique des nerfs et des muscles du
corps humain, pour faire que les esprits animaux étant dedans aient
la force de mouvoir ses membres, ainsi qu'on voit que les têtes, un
peu après être coupées, se remuent encore et mordent la terre
nonobstant qu'elles ne soient plus animées; quels changements se
doivent faire dans le cerveau pour causer la veille, et le sommeil,
et les songes; comment la lumière, les sons, les odeurs, les goûts,
la chaleur, et toutes les autres qualités des objets extérieurs y
peuvent imprimer diverses idées, [185] par l'entremise des sens;
comment la faim, la soif, et les autres passions intérieures y
peuvent aussi envoyer les leurs; ce qui doit y être pris pour le sens
commun où ces idées sont reçues, pour la mémoire qui les conserve, et
pour la fantaisie qui les peut diversement changer et en composer de
nouvelles, et, par même moyen, distribuant les esprits animaux dans
les muscles, faire mouvoir les membres de ce corps en autant de
diverses façons, et autant à propos des objets qui se présentent à
ses sens et des passions intérieures qui sont en lui, que les nôtres
se puissent mouvoir sans que la volonté les conduise: ce qui ne
semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers
_automates_, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut
faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la
grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des
veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de
chaque animal, considéreront ce corps comme une machine, qui, ayant
été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a
en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent
être inventées par les hommes. Et je m'étois ici particulièrement
arrêté à faire voir que s'il y avoit de telles machines qui eussent
les organes et la figure extérieure d'un singe ou de quelque autre
animal sans raison, nous [186] n'aurions aucun moyen pour reconnoître
qu'elles ne seroient pas en tout de même nature que ces animaux; au
lieu que s'il y en avoit qui eussent 1a ressemblance de nos corps, et
imitassent autant nos actions que moralement il seroit possible, nous
aurions toujours deux moyens très certains pour reconnoître qu'elles
ne seroient point pour cela de vrais hommes : dont le premier est que
jamais elles ne pourroient user de paroles ni d'autres signes en les
composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées :
car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite
qu'elle profère des paroles, et même qu'elle en profère quelques unes
à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en
ses organes, comme, si on la touche en quelque endroit, qu'elle
demande ce qu'on lui veut dire; si en un autre, qu'elle crie qu'on
lui fait mal, et choses semblables; mais non pas qu'elle les arrange
diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa
présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le
second est que, bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien ou
peut-être mieux qu'aucun de nous, elles manqueroient infailliblement
en quelques autres, par lesquelles on découvriroit qu'elles
n'agiroient pas par connoissance, mais seulement par la disposition
de leurs organes : car, au lieu que la raison est un instrument
universel qui peut servir en toutes sortes [187] de rencontres, ces
organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque
action particulière; d'où vient qu'il est moralement impossible qu'il
y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes
les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous
fait agir. Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connoître la
différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c'est une chose
bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si
stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient
capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un
discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées; et qu'au
contraire il n'y a point d'autre animal, tant parfait et tant
heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui
n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes : car on voit que les
pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous,
et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en
témoignant qu'ils pensent ce qu'ils lisent; au lieu que les hommes
qui étant nés sourds et muets sont privés des organes qui servent aux
autres pour parler,- autant ou plus que les bêtes, ont coutume
d'inventer d'eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font
entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir
d'apprendre leur langue Et ceci ne témoigne pas seulement que les
bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont
point du tout : car on voit qu'il n'en faut que fort peu pour
savoir parler; et d'autant qu'on remarque de l'inégalité entre les
animaux d'une même espèce, aussi bien qu'entre les hommes, et que les
uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas croyable
qu'un singe ou un perroquet qui seroit des plus parfait. de son
espèce n'égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un
enfant qui auroit le cerveau troublé, si leur âme n'étoit d'une
nature toute différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les
paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions, et
peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux;
ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que
nous n'entendions pas leur langage. Car s'il étoit vrai, puisqu'elles
ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourroient
aussi bien se faire entendre à nous qu'à leurs semblables. C'est
aussi une chose fort remarquable que, bien qu'il y ait plusieurs
animaux qui témoignent plus d'industrie que nous en quelques unes de
leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n'en témoignent point
du tout en beaucoup d'autres : de façon que ce qu'ils font mieux que
nous ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car à ce compte ils en
auroient plus qu'aucun de [189] nous et feroient mieux en toute
autre chose; mais plutôt qu'ils n'en ont point, et que c'est la
nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi
qu'on voit qu'un horloge, qui n'est composé que de roues et de
ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement
que nous avec toute notre prudence.
J'avois décrit après cela l'âme raisonnable, et fait voir qu'elle ne
peut aucunement être tirée de la puissance de la matière, ainsi que
les autres choses dont j'avois parlé, mais qu'elle doit expressément
être créée; et comment il ne suffit pas qu'elle soit logée dans le
corps humain, ainsi qu'un pilote en son navire, sinon peut-être pour
mouvoir ses membres, mais qu'il est besoin qu'elle soit jointe et
unie plus étroitement avec lui, pour avoir outre cela des sentiments
et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un
vrai homme. Au reste, je me suis ici un peu étendu sur le sujet de
l'âme, à cause qu'il est des plus importants : car, après l'erreur de
ceux qui nient Dieu, laquelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée,
il n'y en a point qui éloigne plutôt les esprits foibles du droit
chemin de la vertu, que d'imaginer que l'âme des bêtes soit de même
nature que la nôtre, et que par conséquent nous n'avons rien ni à
craindre ni à espérer après cette vie, non plus que les mouches et
les fourmis; au lieu que lorsqu'on sait [190] combien elles
diffèrent, on comprend beaucoup mieux les raisons qui prouvent que la
nôtre est d'une nature entièrement indépendante du corps, et par
conséquent qu'elle n'est point sujette à mourir avec lui; puis,
d'autant qu'on ne voit point d'autres causes qui la détruisent, on
est naturellement porté à juger de là qu'elle est immortelle.
SIXIEME PARTIE
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Or il y a maintenant trois ans que j'étois parvenu à la fin du
traité qui contient toutes ces choses, et que je commençois à le
revoir afin de le mettre entre les mains d'un imprimeur, lorsque
j'appris que des personnes à qui je défère, et dont l'autorité ne
peut guère moins sur mes actions que ma propre raison sur mes
pensées, avoient désapprouvé une opinion de physique publiée un peu
auparavant par quelque autre, de laquelle je ne veux pas dire que
je fusse; mais bien que je n'y avois rien remarqué avant leur censure
que je pusse imaginer être préjudiciable ni à la religion ni à
l'état, ni par conséquent qui m'eût empêché de l'écrire si la raison
me l'eût persuadée; et que cela me fit craindre qu'il ne s'en trouvât
tout de même quelqu'une entre les miennes en laquelle je me fusse
mépris, nonobstant le grand soin que [191] j'ai toujours eu de n'en
point recevoir de nouvelles en ma créance dont je n'eusse des
démonstrations très certaines, et de n'en point écrire qui pussent
tourner au désavantage de personne. Ce qui a été suffisant pour
m'obliger à changer la résolution que j'avois eue de les publier;
car, encore que les raisons pour lesquelles je l'avois prise
auparavant fussent très fortes, mon inclination, qui m'a toujours
fait haïr le métier de faire des livres, m'en fit incontinent trouver
assez d'autres pour m'en excuser. Et ces raisons de part et d'autre
sont telles, que non seulement j'ai ici quelque intérêt de les dire,
mais peut-être aussi que le public en a de les savoir.
Je n'ai jamais fait beaucoup d'état des choses qui venoient de
mon esprit; et pendant que je n'ai recueilli d'autres fruits de la
méthode dont je me sers, sinon que je me suis satisfait touchant
quelques difficultés qui appartiennent aux sciences spéculatives, ou
bien que j'ai taché de régler mes moeurs par les raisons qu'elle
m'enseignoit, je n'ai point cru être obligé d'en rien écrire. Car,
pour ce qui touche les moeurs, chacun abonde si fort en son sens,
qu'il se pourroit trouver autant de réformateurs que de têtes, s'il
étoit permis à d'autres qu'à ceux que Dieu a établis pour souverains
sur ses peuples, ou bien auxquels il a donné assez de grâce et de
zèle pour être prophètes, d'entreprendre [192] d'y rien changer; et,
bien que mes spéculations me plussent fort, j'ai cru que les autres
en avoient aussi qui leur plaisoient peut-être davantage. Mais, sitôt
que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique,
et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés
particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et
combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à
présent, j'ai cru que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher
grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est
en nous le bien général de tous les hommes : car elles m'ont fait
voir qu'il est possible de parvenir à des connoissances qui soient
fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative
qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par
laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l'eau, de
l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous
environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers
métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à
tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme
maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à
désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feroient
qu'on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes
les commodités qui s'y [193] trouvent, mais principalement aussi pour
la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien
et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même
l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des
organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui
rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont
été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit
le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en usage
contient peu de choses dont l'utilité soit si remarquable : mais,
sans que j'aie aucun dessein de la mépriser, je m'assure qu'il n'y a
personne, même de ceux qui en font profession, qui n'avoue que tout
ce qu'on y sait n'est presque rien à comparaison de ce qui reste à
y savoir; et qu'on se pourroit exempter d'une infinité de maladies
tant du corps que de l'esprit, et même aussi peut-être de
l'affoiblissement de la vieillesse, si on avoit assez de connoissance
de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus.
Or, ayant dessein d'employer toute ma vie à la recherche d'une
science si nécessaire, et ayant rencontré un chemin qui me semble tel
qu'on doit infailliblement la trouver en le suivant, si ce n'est
qu'on en soit empêché ou par la brièveté de la vie ou par le défaut
des expériences, je jugeois qu'il n'y avoit point de meilleur remède
contre ces deux [194] empêchements que de communiquer fidèlement au
public tout le peu que j'aurois trouvé, et de convier les bons
esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon
son inclination et .son pouvoir, aux expériences qu'il faudroit
faire, et communiquant aussi au public toutes les choses qu'ils
apprendroient, afin que les derniers commençant où les précédents
auroient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de
plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que
chacun en particulier ne sauroit faire.
Même je remarquois, touchant les expériences, qu'elles sont d'autant
plus nécessaires qu'on est plus avancé en connoissance; car, pour le
commencement, il vaut mieux ne se servir que de celles qui se
présentent d'elles-mêmes à nos sens, et que nous ne saurions ignorer
pourvu que nous y fassions tant soit peu de réflexion, que d'en
chercher de plus rares et étudiées : dont la raison est que ces plus
rares trompent souvent, lorsqu'on ne sait pas encore les causes des
plus communes, et que les circonstances dont elles dépendent sont
quasi toujours si particulières et si petites, qu'il est très malaisé
de les remarquer. Mais l'ordre que j'ai tenu en ceci a été tel.
Premièrement, j'ai taché de trouver en général les principes ou
premières causes de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde,
sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul [195] qui l'a créé,
ni les tirer d'ailleurs que de certaines semences de vérités qui sont
naturellement en nos âmes. Après cela, j'ai examiné quels étoient les
premiers et plus ordinaires effets qu'on pouvoit déduire de
ces causes; et il me semble que par là j'ai trouvé des cieux, des
astres, une terre, et même sur la terre de l'eau, de l'air, du feu,
des minéraux, et quelques autres telles choses, qui sont les plus
communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus
aisées à connoître. Puis, lorsque j'ai voulu descendre à celles qui
étoient plus particulières, il s'en est tant présenté à moi de
diverses, que je n'ai pas cru qu'il fut possible à l'esprit humain de
distinguer les formes ou espèces de corps qui sont sur la terre,
d'une infinité d'autres qui pourroient y être si c'eût été le vouloir
de Dieu de les y mettre, ni par conséquent de les rapporter à notre
usage, si ce n'est qu'on vienne au devant des causes par les effets,
et qu'on se serve de plusieurs expériences particulières. Ensuite de
quoi, repassant mon esprit sur tous les objets qui s'étoient jamais
présentés à mes sens, j'ose bien dire que je n'y ai remarqué aucune
chose que je ne pusse assez commodément expliquer par les principes
que j'avois trouvés. Mais il faut aussi que j'avoue que la puissance
de la nature est si ample si vaste, et que ces principes sont si
simples et si généraux que je ne remarque quasi plus aucun [196]
effet particulier que d'abord je ne connoisse qu'il peut en être
déduit en plusieurs diverses façons, et que ma plus grande difficulté
est d'ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend;
car à cela je ne sais point d'autre expédient que de chercher
derechef quelques expériences qui soient telles que leur événement ne
soit pas le même si c'est en l'une de ces façons qu'on doit
l'expliquer que si c'est en l'autre. Au reste, j'en suis maintenant
là que je vois, ce me semble, assez bien de quel biais on se doit
prendre à faire la plupart de celles qui peuvent servir à cet effet :
mais je vois aussi qu'elles sont telles, et en si grand nombre, que
ni mes mains ni mon revenu, bien que j'en eusse mille fois plus que
je n'en ai, ne sauroient suffire pour toutes; en sorte que, selon que
j'aurai désormais la commodité d'en faire plus ou moins, j'avancerai
aussi plus ou moins en la connoissance de la nature : ce que je me
promettois de faire connoître par le traité que j'avois écrit, et d'y
montrer si clairement l'utilité que le public en peut recevoir, que
j'obligerois tous ceux qui désirent en général le bien des hommes,
c'est-à-dire tous ceux qui sont en effet vertueux, et non point par
faux semblant ni seulement par opinion, tant à me communiquer celles
qu'ils ont déjà faites, qu'à m'aider en la recherche de celles qui
restent à faire. Mais j'ai eu depuis ce temps-là d'autres raisons
[197] qui m'ont fait changer d'opinion, et penser que je devois
véritablement continuer d'écrire toutes les choses que je jugerois de
quelque importance, à mesure que j'en découvrirois la vérité, et y
apporter le même soin que si je les voulois faire imprimer, tant afin
d'avoir d'autant plus d'occasion de les bien examiner, comme sans
doute on regarde toujours de plus près à ce qu'on croit devoir être
vu par plusieurs qu'à ce qu'on ne fait que pour soi-même, et souvent
les choses qui m'ont semblé vraies lorsque j'ai commencé à les
concevoir, m'ont paru fausses lorsque je les ai voulu mettre sur le
papier, qu'afin de ne perdre aucune occasion de profiter au public,
si j'en suis capable, et que si mes écrits valent quelque chose, ceux
qui les auront après ma mort en puissent user ainsi qu'il sera le
plus à propos; mais que je ne devois aucunement consentir qu'ils
fussent publiés pendant ma vie, afin que ni les oppositions et
controverses auxquelles ils seroient peut-être sujets, ni même la
réputation telle quelle qu'ils me pourroient acquérir, ne me
donnassent aucune occasion de perdre le temps que j'ai dessein
d'employer à m'instruire. Car, bien qu'il soit vrai que chaque homme
est obligé de procurer autant qu'il est en lui le bien des autres, et
que c'est proprement ne valoir rien que de n'être utile à personne,
toutefois il est vrai aussi que nos soins se doivent étendre plus
[198] loin que le temps présent, et qu'il est bon d'omettre les
choses qui apporteroient peut-être quelque profit à ceux qui vivent,
lorsque c'est à dessein d'en faire d'autres qui en apportent
davantage à nos neveux. Comme en effet je veux bien qu'on sache que
le peu que j'ai appris jusques ici n'est presque rien à comparaison
de ce que j'ignore et que je ne désespère pas de pouvoir apprendre :
car c'est quasi le même de ceux qui découvrent peu à peu la vérité
dans les sciences, que de ceux qui, commençant à devenir riches, ont
moins de peine à faire de grandes acquisitions, qu'ils n'ont eu
auparavant, étant plus pauvres, à en faire de beaucoup moindres. Ou
bien on peut les comparer aux chefs d'armée, dont les forces ont
coutume de croître à proportion de leurs victoires, et qui ont besoin
de plus de conduite pour se maintenir après la perte d'une bataille,
qu'ils n'ont, après l'avoir gagnée, à prendre des villes et des
provinces : car c'est véritablement donner des batailles que de
tâcher à vaincre toutes les difficultés et les erreurs qui nous
empêchent de parvenir à la connoissance de la vérité, et c'est en
perdre une que de recevoir quelque fausse opinion touchant une
matière un peu générale et importante; il faut après beaucoup plus
d'adresse pour se remettre au même état qu'on étoit auparavant, qu'il
ne faut à faire de grands progrès lorsqu'on a déjà des principes qui
sont assurés. Pour [199] moi, si j'ai ci-devant trouvé quelques
vérités dans les sciences (et j'espère que les choses qui sont
contenues en ce volume feront juger que j'en ai trouvé quelques
unes), je puis dire que ce ne sont que des suites et des dépendances
de cinq ou six principales difficultés que j'ai surmontées, et que je
compte pour autant de batailles où j'ai eu l'heur de mon côté : même
je ne craindrai pas de dire que je pense n'avoir plus besoin d'en
gagner que deux ou trois autres semblables pour venir entièrement à
bout de mes desseins; et que mon âge n'est point si avancé que, selon
le cours ordinaire de la nature, je ne puisse encore avoir assez de
loisir pour cet effet. Mais je crois être d'autant plus obligé à
ménager le temps qui me reste, que j'ai plus d'espérance de le
pouvoir bien employer; et j'aurois sans doute plusieurs occasions de
le perdre, si je publiois les fondements de ma physique : car, encore
qu'ils soient presque tous si évidents qu'il ne faut que les entendre
pour les croire, et qu'il n'y en ait aucun dont je ne pense pouvoir
donner des démonstrations, toutefois, à cause qu'il est impossible
qu'ils soient accordants avec toutes les diverses opinions des autres
hommes, je prévois que je serois souvent diverti par les oppositions
qu'ils feroient naître.
On peut dire que ces oppositions seroient utiles, tant afin de me
faire connoître mes fautes, qu'afin [200] que, si j'avois quelque
chose de bon, les autres en eussent par ce moyen plus d'intelligence,
et, comme plusieurs peuvent plus voir qu'un homme seul, que,
commençant dès maintenant à s'en servir, ils m'aidassent aussi de
leurs inventions. Mais encore que je me reconnoisse extrêmement sujet
à faillir, et que je ne me fie quasi jamais aux premières pensées qui
me viennent, toutefois l'expérience que j'ai des objections qu'on me
peut faire m'empêche d'en espérer aucun profit : car j'ai déjà
souvent éprouvé les jugements tant de ceux que j'ai tenus pour mes
amis que de quelques autres à qui je pensois être indifférent et même
aussi de quelques uns dont je savois que la malignité et l'envie
tâcheroit assez à découvrir ce que l'affection cacheroit à mes amis;
mais il est rarement arrivé qu'on m'ait objecté quelque chose que je
n'eusse point du tout prévue, si ce n'est qu'elle fût fort éloignée
de mon sujet; en sorte que je n'ai quasi jamais rencontré aucun
censeur de mes opinions qui ne me semblât ou moins rigoureux ou moins
équitable que moi- même. Et je n'ai jamais remarqué non plus que par
le moyen des disputes qui se pratiquent dans les écoles, on ait
découvert aucune vérité qu'on ignorât auparavant : car pendant que
chacun tâche de vaincre, on s'exerce bien plus à faire valoir la
vraisemblance qu'à peser les raisons de part et d'autre; et ceux qui
ont été longtemps [201] bons avocats ne sont pas pour cela par après
meilleurs juges.
Pour l'utilité que les autres recevroient de la communication de mes
pensées, elle ne pourroit aussi être fort grande, d'autant que je ne
les ai point encore conduites si loin qu'il ne soit besoin d'y
ajouter beaucoup de choses avant que de les appliquer à l'usage. Et
je pense pouvoir dire sans vanité que s'il y a quelqu'un qui en soit
capable, ce doit être plutôt moi qu'aucun autre : non pas qu'il ne
puisse y avoir au monde plusieurs esprits incomparablement meilleurs
que le mien, mais pourcequ'on ne sauroit si bien concevoir une chose
et la rendre sienne, lorsqu'on l'apprend de quelque autre, que
lorsqu'on l'invente soi-même. Ce qui est si véritable en cette
matière, que, bien que j'aie souvent expliqué quelques unes de mes
opinions à des personnes de très bon esprit, et qui, pendant que je
leur parlois, sembloient les entendre fort distinctement, toutefois,
lorsqu'ils les ont redites, j'ai remarqué qu'ils les ont changées
presque toujours en telle sorte que je ne les pouvois plus avouer
pour miennes. A l'occasion de quoi je suis bien aise de prier ici nos
neveux de ne croire jamais que les choses qu'on leur dira viennent de
moi, lorsque je ne les aurai point moi-même divulguées; et je ne
m'étonne aucunement des extravagances qu'on attribue à tous ces
anciens [202] philosophes dont nous n'avons point les écrits, ni ne
juge pas pour cela que leurs pensées aient été fort déraisonnables,
vu qu'ils étoient des meilleurs esprits de leurs temps, mais
seulement qu'on nous les a mal rapportées. Comme on voit aussi que
presque jamais il n'est arrivé qu'aucun de leurs sectateurs les
ait surpassés; et je m'assure que les plus passionnés de ceux qui
suivent maintenant Aristote se croiroient heureux s'ils avoient
autant de connoissance de la nature qu'il en a eu, encore même que ce
fût à condition qu'ils n'en auroient jamais davantage. Ils sont comme
le lierre, qui ne tend point à monter plus haut que les arbres qui le
soutiennent, et même souvent qui redescend après qu'il est parvenu
jusques à leur faîte; car il me semble aussi que ceux-là
redescendent, c'est-à-dire se rendent en quelque façon moins savants
que s'ils s'abstenoient d'étudier, lesquels, non contents de savoir
tout ce qui est intelligiblement expliqué dans leur auteur, veulent
outre cela y trouver la solution de plusieurs difficultés dont il ne
dit rien, et auxquelles il n'a peut-être jamais pensé. Toutefois leur
façon de philosopher est fort commode pour ceux qui n'ont que des
esprits fort médiocres; car l'obscurité des distinctions et des
principes dont ils se servent est cause qu'ils peuvent parler de
toutes choses aussi hardiment que s'ils les savoient, et soutenir
tout ce qu'ils en [203] disent contre les plus subtils et les plus
habiles, sans qu'on ait moyen de les convaincre : en quoi ils me
semblent pareils à un aveugle qui, pour se battre sans désavantage
contre un qui voit, l'auroit fait venir dans le fond de quelque cave
fort obscure : et je puis dire que ceux-ci ont intérêt que je
m'abstienne de publier les principes de la philosophie dont je
me sers; car étant très simples et très évidents, comme ils sont, je
ferois quasi le même en les publiant que si j'ouvrois quelques
fenêtres, et faisois entrer du jour dans cette cave où ils sont
descendus pour se battre. Mais même les meilleurs esprits n'ont pas
occasion de souhaiter de les connoître; car s'ils veulent savoir
parler de toutes choses, et acquérir la réputation d'être doctes, ils
y parviendront plus aisément en se contentant de la vraisemblance,
qui peut être trouvée sans grande peine en toutes sortes de matières,
qu'en cherchant la vérité, qui ne se découvre que peu à peu en
quelques unes, et qui, lorsqu'il est question de parler des autres,
oblige à confesser franchement qu'on les ignore. Que s'ils préfèrent
la connoissance de quelque peu de vérités à la vanité de paroître
n'ignorer rien, comme sans doute elle est bien préférable, et qu'ils
veuillent suivre un dessein semblable au mien, ils n'ont pas besoin
pour cela que je leur dise rien davantage que ce que j'ai déjà dit en
ce discours : car [204] s'ils sont capables de passer plus outre que
je n'ai fait, ils le seront aussi, à plus forte raison, de trouver
d'eux-mêmes tout ce que je pense avoir trouvé; d'autant que n'ayant
jamais rien examiné que par ordre, il est certain que ce qui me reste
encore à découvrir est de soi plus difficile et plus caché que ce que
j'ai pu ci- devant rencontrer, et ils auroient bien moins de plaisir
à l'apprendre de moi que d'eux-mêmes; outre que l'habitude
qu'ils .acquerront , en cherchant premièrement des choses faciles, et
passant peu a peu par degrés à d'autres plus difficiles, leur servira
plus que toutes mes instructions ne sauroient faire. Comme pour moi
je me persuade que si on m'eût enseigné dès ma jeunesse toutes les
vérités dont j'ai cherché depuis les démonstrations, et que je
n'eusse eu aucune peine à les apprendre, je n'en aurois peut-être
jamais su aucunes autres, et du moins que jamais je n'aurois acquis
l'habitude et la facilité que je pense avoir d'en trouver toujours de
nouvelles à mesure que je m'applique à les chercher. Et en un mot
s'il y a au monde quelque ouvrage qui ne puisse être si bien achevé
par aucun autre que par le même qui l'a commencé, c'est celui auquel
je travaille.
Il est vrai que pour ce qui est des expériences qui peuvent y servir,
un homme seul ne sauroit suffire à les faire toutes : mais il n'y
sauroit aussi [205] employer utilement d'autres mains que les
siennes, sinon celles des artisans, ou telles gens qu'il pourroit
payer, et à qui l'espérance du gain, qui est un moyen très efficace,
feroit faire exactement toutes les choses qu'il leur prescriroit. Car
pour les volontaires qui, par curiosité ou désir d'apprendre,
s'offriroient peut-être de lui aider, outre qu'ils ont pour
l'ordinaire plus de promesses que d'effet, et qu'ils ne font que de
belles propositions dont aucune jamais ne réussit, ils voudroient
infailliblement être payés par l'explication de quelques difficultés,
ou du moins par des compliments et des entretiens inutiles, qui ne
lui sauroient coûter si peu de son temps qu'il n'y perdît. Et pour
les expériences que les autres ont déjà faites, quand bien même ils
les lui voudroient communiquer, ce que ceux qui les nomment des
secrets ne feroient jamais, elles sont pour la plupart composées de
tant de circonstances ou d'ingrédients superflus, qu'il lui seroit
très malaisé d'en déchiffrer la vérité; outre qu'il les trouveroit
presque toutes si mal expliquées, ou même si fausses, à cause que
ceux qui les ont faites se sont efforcés de les faire paroître
conformes à leurs principes, que s'il y en avoit quelques unes qui
lui servissent, elles ne pourroient derechef valoir le temps qu'il
lui faudroit employer à les choisir. De façon que s'il y avoit au
monde quelqu'un qu'on sût [206] assurément être capable de trouver
les plus grandes choses et les plus utiles au public qui puissent
être, et que pour cette cause les autres hommes s'efforcassent par
tous moyens de l'aider à venir à bout de ses desseins, je ne vois pas
qu'ils pussent autre chose pour lui, sinon fournir aux frais des
expériences dont il auroit besoin, et du reste empêcher que son
loisir ne lui fût ôté par l'importunité de personne. Mais, outre que
je ne présume pas tant de moi-même que de vouloir rien promettre
d'extraordinaire, ni ne me repais point de pensées si vaines que de
m'imaginer que le public se doive beaucoup intéresser en mes
desseins, je n'ai pas aussi l'âme si basse que je voulusse accepter
de qui que ce fût aucune faveur qu'on pût croire que je n'aurois
pas méritée.
Toutes ces considérations jointes ensemble furent cause, il y a trois
ans, que je ne voulus point divulguer le traité que j'avois entre les
mains, et même que je pris résolution de n'en faire voir aucun autre
pendant ma vie qui fût si général, ni duquel on put entendre les
fondements de ma physique. Mais il y a eu depuis derechef deux autres
raisons qui m'ont obligé à mettre ici quelques essais particuliers,
et à rendre au public quelque compte de mes actions et de
mes desseins. La première est que si j'y manquois, plusieurs, qui ont
su l'intention que j'avois eue ci-devant de faire [207] imprimer
quelques écrits, pourroient s'imaginer que les causes pour lesquelles
je m'en abstiens seroient plus à mon désavantage qu'elles ne sont :
car, bien que je n'aime pas la gloire par excès, ou même, si j'ose le
dire, que je la haïsse en tant que je la juge contraire au repos,
lequel j'estime sur toutes choses, toutefois aussi je n'ai jamais
tâché de cacher mes actions comme des crimes, ni n'ai usé de beaucoup
de précautions pour être inconnu, tant à cause que j'eusse cru me
faire tort, qu'à cause que cela m'auroit donné quelque espèce
d'inquiétude, qui eût derechef été contraire au parfait repos
d'esprit que je cherche; et pourceque, m'étant toujours ainsi tenu
indifférent entre le soin d'être connu ou de ne l'être pas, je n'ai
pu empêcher que je n'acquisse quelque sorte de réputation, j'ai pensé
que je devois faire mon mieux pour m'exempter au moins de
l'avoir mauvaise. L'autre raison qui m'a obligé à écrire ceci est
que, voyant tous les jours de plus en plus le retardement que souffre
le dessein que j'ai de m'instruire, à cause d'une infinité
d'expériences dont j'ai besoin, et qu'il est impossible que je fasse
sans l'aide d'autrui, bien que je ne me flatte pas tant que d'espérer
que le public prenne grande part en mes intérêts, toutefois je ne
veux pas aussi me défaillir tant à moi-même que de donner sujet à
ceux qui me suivront de me reprocher quelque [208] jour que j'eusse
pu leur laisser plusieurs choses beaucoup meilleures que je n'aurai
fait, si je n'eusse point trop négligé de leur faire entendre en quoi
ils pouvoient contribuer à mes desseins.
Et j'ai pensé qu'il m'étoit aisé de choisir quelques matières qui,
sans être sujettes à beaucoup de controverses, ni m'obliger à
déclarer davantage de mes principes que je ne désire, ne laissoient
pas de faire voir assez clairement ce que je puis ou ne puis pas dans
les sciences. En quoi je ne saurois dire si j'ai réussi, et je ne
veux point prévenir les jugements de personne, en parlant moi-même de
mes écrits : mais je serai bien aise qu'on les examine; et afin qu'on
en ait d'autant plus d'occasion, je supplie tous ceux qui auront
quelques objections à y faire de prendre la peine de les envoyer à
mon libraire, par lequel en étant averti, je tâcherai d'y joindre ma
réponse en même temps; et par ce moyen les lecteurs, voyant ensemble
l'un et l'autre, jugeront d'autant plus aisément de la vérité : car
je ne promets pas d'y faire jamais de longues réponses, mais
seulement d'avouer mes fautes fort franchement, si je les connois, ou
bien, si je ne les puis apercevoir, de dire simplement ce que je
croirai être requis pour la défense des choses que j'ai écrites, sans
y ajouter l'explication d'aucune nouvelle matière, afin de ne me pas
engager sans fin de l'une en l'autre.
[209] Que si quelques unes de celles dont j'ai parlé au commencement
de la _Dioptrique_ et des _Météores_ choquent d'abord, à cause que je
les nomme des suppositions, et que je ne semble pas avoir envie de
les prouver, qu'on ait la patience de lire le tout avec attention et
j'espère qu'on s'en trouvera satisfait : car il me semble que les
raisons s'y entre-suivent en telle sorte, que comme les dernières
sont démontrées par les premières qui sont leurs causes, ces
premières le sont réciproquement par les dernières qui sont
leurs effets. Et on ne doit pas imaginer que je commette en ceci la
faute que les logiciens nomment un cercle : car l'expérience rendant
la plupart de ces effets très certains, les causes dont je les déduis
ne servent pas tant à les prouver qu'à les expliquer; mais tout au
contraire ce sont elles qui sont prouvées par eux. Et je ne les ai
nommées des suppositions qu'afin qu'on sache que je pense les pouvoir
déduire de ces premières vérités que j'ai ci-dessus expliquées; mais
que j'ai voulu expressément ne le pas faire, pour empêcher que
certains esprits, qui s'imaginent qu'ils savent en un jour tout ce
qu'un autre a pensé en vingt années, sitôt qu'il leur en a seulement
dit deux ou trois mots, et qui sont d'autant plus .sujets à faillir
et moins capables de la vérité qu'ils sont plus pénétrants et plus
vifs, ne puissent de là prendre occasion de bâtir quelque philosophie
[210] extravagante sur ce qu'ils croiront être mes principes, et
qu'on m'en attribue la faute : car pour les opinions qui sont toutes
miennes, je ne les excuse point comme nouvelles, d'autant que si on
en considère bien les raisons, je m'assure qu'on les trouvera si
simples et si conformes au sens commun, qu'elles sembleront moins
extraordinaires et moins étranges qu'aucunes autres qu'on puisse
avoir sur [les] mêmes sujets; et je ne me vante point aussi d'être le
premier inventeur d'aucunes mais bien que je ne les ai jamais reçues
ni pourcequ'elles avoient été dites par d'autres, ni pourcequ'elles
ne l'avoient point été, mais seulement pourceque la raison me les
a persuadées.
Que si les artisans ne peuvent sitôt exécuter l'invention qui est
expliquée en la _Dioptrique_, je ne crois pas qu'on puisse dire pour
cela qu'elle soit mauvaise; car, d'autant qu'il faut de l'adresse et
de l'habitude pour faire et pour ajuster les machines que j'ai
décrites, sans qu'il y manque aucune circonstance, je ne m'étonnerois
pas moins s'ils rencontroient du premier coup, que si quelqu'un
pouvoit apprendre en un jour à jouer du luth excellemment, par cela
seul qu'on lui auroit donné de la tablature qui seroit bonne. Et si
j'écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu'en
latin, qui est celle de mes précepteurs, c'est à cause que j'espère
que ceux qui ne se servent que de [211] leur raison naturelle toute
pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux
livres anciens; et pour ceux qui joignent le bon sens avec l'étude,
lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne seront point, je
m'assure, si partiaux pour le latin, qu'ils refusent d'entendre mes
raisons pourceque je les explique en langue vulgaire.
Au reste, je ne veux point parler ici en particulier des progrès que
j'ai espérance de faire à l'avenir dans les sciences, ni m'engager
envers le public d'aucune promesse que je ne sois pas
assuré d'accomplir; mais je dirai seulement que j'ai résolu de
n'employer le temps qui me reste à vivre à autre chose qu'à tâcher
d'acquérir quelque connoissance de la nature, qui soit telle qu'on en
puisse tirer des règles pour la médecine, plus assurées que celles
qu'on a eues jusques à présent; et que mon inclination m'éloigne si
fort de toute sorte d'autres desseins, principalement de ceux qui ne
sauroient être utiles aux uns qu'en nuisant aux autres, que si
quelques occasions me contraignoient de m'y employer, je ne crois
point que je fusse capable d'y réussir. De quoi je fais ici une
déclaration que je sais bien ne pouvoir servir à me rendre
considérable dans le monde; mais aussi n'ai aucunement envie
de l'être; et je me tiendrai toujours plus obligé à ceux par la
faveur desquels je jouirai sans [212] empêchement de mon loisir, que
je ne serois à ceux qui m'offriroient les plus honorables emplois de
la terre.
Issu de : OEUVRES DE DESCARTES,
PUBLIEES PAR VICTOR COUSIN,
Tome Premier,
Paris, 1824